Littérature:Petit Jardin en Fleur/La cour de printemps

De Magnus Codex


La cour de printemps
RecueilPetit Jardin en Fleur
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

La cour de printemps

Stellaroc, printemps de l'année 408 du Deuxième Âge.

Ce n'était pas la première fois que Luder, duc de Passy, participait à la célèbre Cour de Printemps de la cité de Stellaroc. C'était même son terrain de jeu préféré.

Pendant que sa femme —la titulaire des terres de Primera et duchesse en titre de la cité de Passy— s'occupait de toute la mascarade protocolaire, lui vagabondait avec un air enjoué pour saluer tous ses homologues qui étaient présent dès le matin du premier jour de la cour.

Les halls du château de Stellaroc avait des airs de campus universitaire, et pour cause c'en était un, non sans rappeler au duc Luder la grande Université de Ketarop-sur-Lac au sein de laquelle il avait passé quelques années de sa vie à étudier l'économie et la logistique.

En tant que consort, l'étiquette était plus laxiste envers lui et il pouvait saluer avec amicalité les princes et les princesses qu'il appréciait le plus. Ainsi fut-il heureux de constater que son vieil ami, le duc Farel, était lui aussi présent pour l'ouverture de la cour.

"Wolas, mon ami !" s'exclama le duc Farel à la vue de son compatriote. "Comment allez-vous !"

"Ça fait du bien de voir autre chose que des courtisans de la tradition Divine, pour une fois !" répondit l'intéressé en ayant bien fait attention à ce qu'aucun des courtisans mentionnés ne fut à portée de voix.

"Je comprends ! Moi-même suis encore éreinté de la Fête de l'Exaltation à la cour de l'Enclave, fut ce-t-elle finie depuis deux mois !"

Il échangèrent des amitiés, en commentant notamment qu'ils étaient les deux seuls courtisans arcanistes de l'assemblée, à leur grand dam, mais que les cours alchimiques étaient bien plus agréables que leurs cousines des pays voisins — les cours shamanes étaient trop rustes et les cours de la Foi protocolaires à outrance.

Ils avaient comme à leur habitude déjà dénombré tout·es les grand·es prince·sses qui devaient y être présents. Bien entendu l'archiduc Edson, leur hôte, prince de Stellaroc et dirigeant de la tradition Alchimique, ainsi que trois des cinq ducs de la nation.

En terme de représentants étrangers, on pouvait voir les deux ducs de la Foi dont les cités étaient sur la Mer Intérieure, et qui donc entretenait des relations privilégiées avec Stellaroc et toutes les villes portuaires du Golfe Étoilé. Pour la même raison, le duc shamane du Cercle Akva était également parmi les convives, ainsi que la duchesse diseuse de Uestea.

Mais la présence la plus surprenante de tous ces dignitaires était celle de l'archiduchesse Am-Eldassif, dirigeant de Oasis et de tout la tradition Linguistique. Elle avait dû faire en bateau un trajet qui contournait toute la côte désertique, passait l'Isthme de l'Ombre et traversait la Mer Intérieure dans toute sa largeur, aussi c'était un grand honneur pour la cour. Sans doute avait-t-elle quelque affaire importante a discuter avec l'archiduc Edson.

Aucuns des grands princes de l'Expressionnisme, du Perfectionnisme ou du Druidisme n'étaient présents en personne, sans doute freinés par la distance terrestre qui séparait leur nation de celle de l'Alchimie — bien que le pays druidique soit directement relié au Golfe des Élément par un cours d'eau, mais d'aucun savait que voir un seigneur majeur du Druidisme à une cour de complaisance était chose rare. // TROP D'INFODUMP ICI ? //

Bien entendu, tous les grands seigneurs absents avaient envoyé une délégation les représentant, et d’innombrables princes et princesses mineures était présentes, mais ni les uns, ni les autres n'intéressaient le duc Luder.

Luder nota qu'il était le seul prince consort ayant fait le trajet avec sa femme. C'était un luxe qu'il pouvait se permettre car leur dauphine était largement en âge de gouverner, et ils aimaient la laisser aux commandes de leur fief quand ils étaient absent — la duchesse Ester Luder était vieille, et elle songeait sérieusement à abdiquer, autant commencer doucement la passation du pouvoir.

L'archiduc Edson, hôte de la cour, n'était toujours pas visible parmi les convives. L'ouverture officielle de la cour était prévue pour midi, et le protocole exigeait qu'il laisse ses invités discuter sans lui jusque là.


Peu avant midi, alors qu'on attendait l'arrivée imminente du prince des lieux, un invité surprise fit son entrée.

Les plus jeunes courtisans ne connaissait pas son visage mais Luder le reconnu presque immédiatement : il s'agissait Tété-Hémobré, un Juge Suprême particulièrement influents dans la région du Triant.

Il portait un long tabard noir frappé du Point-Moyeux, le symbole des guides, sur une armure lourde. Sur ses spalières de cuir noir avait été cousu au fil d'argent l’Œil de Nacre, le symbole des Juge Suprêmes — qui, Luder n'arrivait pas à en démordre, ressemblait à un œil dont la pupille était représentée par le Point-Moyeux, ce qui le perturbait en terme de symbole. Il avait une hache démesurée —un kora— dans le dos, et faisait partie des rares classes sociales pouvant se permettre ce genre d'accessoire inopportun à la cour d'un seigneur majeur.

Le Juge Suprême avançait avec solennité sur le tapis pourpre qui traversait la halle dans sa longueur, tous les regards tournés vers lui. Sa brigandine qui descendait jusqu'aux mollets claquait sur ses grèves de métal à chacun de ses pas, résonant dans le silence qu'avait invoqué son arrivée inattendue.

Il avait jeté un froid.

Il s'arrêta au milieu de la salle, toisant sans mot dire l'ensemble de l'assemblée.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par la clameur d'une viole, quelques longues notes tristes, perçant le silence.

La musique provenait des tentures qui couvrait l'accès aux parties privée du château, juste derrière le trône. Tous les regards s'y tournèrent.

L'instrument se lança alors dans des envolées lyriques, trahissant une virtuosité notable.

On s'attendait à voir apparaître l'archiduc Edson, mais ce fut une toute autre personne qui surgit de derrière les tentures.

La femme qui se révéla était incroyablement jeune. La vingtaine, tout au plus. Sa grâce fut la première chose qui frappa l'assemblé car elle arriva en faisant une pirouette sur la pointe de son pied, avant d'enchainer quelques autres pas de danse et entrechats.

Puis, on se rendit compte que c'était elle qui jouait de la viole. Sa virtuosité s'accentua à mesure qu'elle enchaînait des notes de plus en plus rapides, sur des pas de danse de plus en plus véloces et complexes.

Le reste de sa beauté se révéla à mesure qu'on détaillait son visage parfait, son teint doux souligné par un maquillage simple mais splendide, ses yeux en amande approfondis par le noir intense de ses iris, ses membres fins et gracieux, ses parures faites rubans de soies teintés de blanc et de toutes les nuances de turquoise dégradées, virevoltants au fil de son ballet.

Pour couronner le tout, deux très longs rubans incarnats tournoyait autour d'elle, semblant naître au cœur de ses cheveux au niveau des tempes, qu'on identifia rapidement comme étant son physiom.

La bourrée dura quelque minutes, au cours desquelles elle suivit un lent parcours la menant au centre de la halle. Le son de la viole enivrait tous les convives et le silence qui l'accompagnait était aussi religieux que contemplatif.

Ce fut à l'issue de quelques virevoltes autour du Juge Suprême qu'elle conclut par une longue note soutenue sur un puissant vibrato qui, Luder l'entrevit, arracha une larmichette aux plus sensibles des convives.

Elle garda la pose pendant l'instant de quiétude qui s'ensuivit, gracieuse, une jambe tendue vers l'avant, la pointe effleurant le sol, les bras en suspension dans l'air, le menton levé, les yeux humide et le visage perdu dans un état d'émoi.

Un rugissement d'applaudissement éructa de la foule quand elle se relâcha sa posture et afficha un sourire éblouissant.

Elle s'inclina une douzaine de fois pour remercier ce triomphe puis, quand le silence fut revenu, prit la parole avec une voix aussi puissante que douce.

"Merci à vous pour cet accueil digne des plus grands seigneurs de ce monde ! Je n'ai nul besoin de me présenter, vous savez tous qui je suis !"

Elle doit aussi être une excellente chanteuse, pensa le duc Luder en l'entendant.

Les moins dignes des convives crièrent son nom, "Gardénia ! Gardénia !", avec un laisser-aller qui fit naître des rictus gênés sur les lèvres des plus haut seigneurs — mais pas du duc Luder, qui avait un flegme à toute épreuve.

Bien sûr que tout le monde l'avait reconnue, c'était la bardesse la plus convoitée du monde, ces dernières années. Elle était tout à fait identifiable par le symbole tracé à l'or sur la table d'harmonie de sa viole et qui ornait ses oreilles en des boucles d'argent : un papillon posé sur une gardénia.

Le duc Luder savait qu'il s'agissait d'une gardénia, car c'était de cette fleur qu'elle avait pris son nom. Peu de gens connaissait l'existence de cette plante, aussi aujourd'hui le mot gardénia était plus associé à la personne qu'à la fleur. // INUTILE? //

Luder réfréna un sourire. C'était la première fois qu'il voyait la bardesse en personne mais il l'avait beaucoup étudiée. Il savait que son pseudonyme n'était pas choisi au hasard, ainsi avait-il entre autres découvert que la gardénia était symbole de beauté, mais aussi du secret dans certaines cultures.

Il jeta un œil à son ami le duc Farel, mais le regard de celui-ci, braqué sur l'artiste, ne trahissait aucune émotion.

"J'ai aujourd'hui la chance, que dis-je, l'insigne honneur d'être non seulement l'invitée d'honneur de la Cour de Printemps, mais également de vous introduire votre hôte: le grand, le splendide prince de Stellaroc, grand dirigeant de la tradition alchimique, l'archiduc Aras Edson !"

Tel le souverain qu'il était, l'archiduc Edson surgit de derrière les teintures avec une grâce royale, écartant les pans des deux mains, un sourire suffisant aux lèvres. Il rejoignit son trône avec une majesté digne de son rang.

La théâtralité de l'annonce enjoignit les courtisans à applaudir son arrivée, mais les clappements étaient notablement plus discrets que la clameur triomphale qu'avait reçue Gardénia.

Cette dernière s'inclina bien bas devant le souverain, les bras écartés dans une révérence d'artiste. Le seigneur des lieux, avant de s'assoir sur son siège fait d'or et de bois rares, pris la parole.

"Je vous souhaite à toustes la bienvenue à Stellaroc ! J'espère que le voyage jusqu'ici à été plaisant, et remercie les plus éloignés d'entre vous d'avoir fait le trajet en personne."

Cette phrase s'accompagna d'un regard appuyé à l'attention de l'archiduchesse d'Oasis, dame Am-Eldassif.

Il continua son discours d'accueil en présentant les différentes festivités qui étaient organisée pour les jours suivants — ce qui n'intéressait pas le moins du monde le duc Luder, qui était venu pour une toute autre raison — avant de remercier individuellement chaque seigneur et chaque délégation, accompagné à chaque fois d'un compliment creux.

La duchesse Luder avait rejoint son époux au début du discours, et juste après que l'archiduc Edson ait présenté le couple à l'assemblée, elle lui glissa dans la main un petit papier chiffonné, que son époux s'empressa de ranger dans la poche de sa redingote.

Quand le discours d'introduction fut terminé et que les convives recommencèrent à se disperser pour finir de saluer les uns et les autres, le duc Luder jeta un coup d’œil rapide au petit papier.

Une simple lettre y était écrite : G.


Le soleil jetait des rayons roses à travers les hautes fenêtres de la halle quand le duc Luder avait finit de saluer tous les convives ait échangé quelques paroles de complaisance avec eux.

Il était fatigué de cet exercice — qu'il considérait être le devoir de sa femme seule — mais il ne souhaitait pas faire de vague et se comportait comme le préconisait l'étiquette.

Il jeta un coup d’œil à la duchesse Luder sa femme. Cela faisait une heure qu'elle échangeait des banalités avec le prince de Port-Arcane tout en forçant un sourire qui devait paraître naturel, et il eut une pointe de compassion pour elle, pour qui l'étiquette était encore plus stricte.

Mais il ne s'attarda pas et rejoignit son ami et compatriote le duc Farel de Mirid.

Celui-ci changea son sourire de courtisan en un sourire sincère quand il le vit arriver à sa rencontre.

"Alors, Wolas, qu'avez-vous pensé de la prestation de la splendide bardesse qui nous fait l'honneur de sa présence ?"

"Mon ami, j'en suis tellement ébloui que je songe à m'intéresser un peu plus à ses prestations."

Les deux regards se tournèrent vers l'intéressée, qui encensait l'assemblé d'un concerto calme évoquant la saison naissante, accompagné de l'orchestre de chambre attitré à la cour de Stellaroc. Le duc Luder n'en fut pas sûr, mais il lui sembla accrocher son regard pendant un très court instant.

"Vous êtes toujours un grand amateur de musique, à ce que je vois. Je ne voudrais pas vous importuner avec ce menu sujet maintenant, mais que diriez-vous d'en discuter avant le coucher, ce soir ?" Il s'approcha de Luder avec un rictus complice, sans pour autant baisser la voix. "Mon valet a apporté une bouteille issue des meilleurs cépages de Mirid, et vous êtes la personne qui saura l'apprécier au mieux, j'en suis sûr."

Le duc Luder lui rendit son sourire complice en inclinant la tête.

Ayant entendu la fin de leur conversation, l'archiduc Edson lui-même se joignit à eux en claquant des doigt à l'intention d'un de ses serviteurs.

"Messieurs ! Je vous entends parler de bon vin, alors permettez-moi de vous faire goûter le nectar que l'on fait pousser sur les plateaux des Monts Dichos !"

Il fit un geste d'amitié, levant ses mains comme pour leur toucher le dos, sans le faire réellement bien sûr, ce serait contraire à l'usage.

Un domestique arriva avec un plateau comportant trois flûtes de vin vermillon, qui dégageait une odeur doucement âcre, ainsi qu'une flopée de petit fours qui faisaient office de repas pour toute cette première journée.

L'archiduc de Stellaroc distribua les verres et commença à encenser les vignerons du pays d'à côté, qu'il avait lui-même subventionné en tant que dirigeant de la nation, parce que vous comprenez, c'est un climat unique qui règne sur ces montagnes, et ce sont les meilleurs cépage de l'Alchimie et ce serait dommage de gâcher ça.

Ils discoururent ainsi jusqu'à l'arrivée du soir, bercés par la douce musique de chambre qui nimbait la halle, entourés des discussions qui s'amenuisaient au fil de la fatigue qui commençait à reparaître sur le visage et dans les paroles des courtisans éreintés de leurs trajets respectifs.

Ils furent finalement sauvés par un comte shaman qui n'avait pas encore eu l'occasion de présenter en personne sa plus jeune fille au prince de Stellaroc, et Farel put enfin conclure l'échange de tantôt en signalant à Luder qu'il lui enverrait son valet au moment opportun.

Le duc Luder entreprit de se rejoindre sa femme pour terminer la première journée de cour en sa compagnie — lui-même sentait la fatigue poindre — mais fut interrompu dans sa course pas une autre des convives.

Il s'agissait de Gardénia, qui s'était visiblement éclipsée de l'orchestre. Luder en fut surpris. Il jeta un coup d’œil au musiciens, et constata qu'un autre instrumentiste avait remplacée la bardesse. La transition avait si bien orchestrée que personne n'avait eu l'air de s'en être rendu compte.

"Vous êtes le duc Luder de Passy, si je ne m'abuse ?"

Bien sûr qu'elle avait retenu son nom et son titre, pensa Luder. Les bardes sont des courtisans à part entière, et celle-là était particulièrement douée en tant que telle, si les rumeurs était vraie. Elle n'aurait aucun mal à retenir les patronymes d'une quarantaine de convives.

Le duc Luder lui sourit et la félicita pour ses prestations, l'affligeant de compliments courtisaniers — une expression à lui, qui lui servait à décrire des paroles aussi insipides que détaillées — afin de se parer d'une armure d'étiquette.

Mais Gardénia ne s'y heurta pas, et poursuivi la discussion avec une familiarité qu'aucun vrai seigneur ne se serait autorisé, rappelant à Luder que malgré leur langue agile et leur familiarité avec l'étiquette noble, les bardes sont malgré tout de simples bourgeois.

"Vous êtes sacrément populaire mon cher ! Saviez-vous que vous avez une admiratrice secrète ? Elle m'a d'ailleurs chargée de vous remettre ceci."

Dans un tour de passe-passe qu'il n'avait pas vu venir, Gardiéna sorti de sous les rubans qui enrobait ses vêtements une fleur pourpre fraîchement coupée.

Luder ne la reconnaissait pas. Elle avait un pistil démesuré dont les anthères ressemblaient à des petite fleur jaunes. Ses pétales étaient triangulaires et était réparties à plat tout autour du calice.

Sans attendre, Galénia accrocha la fleur à la boutonnière de Luder et ajouta "Bien entendu, inutile de me demander de qui elle provient, une de mes attributions en tant que bardesse consiste à conserver une touche de mystère."

Elle conclut le très court échange d'un clin d’œil et disparut derrière les teintures par lesquelles elle avait fait son apparition quelques heures plus tôt.


"Messieurs, Château Scintillant rouge 389. Très bonne année."

"Merci Esteven. Servez-nous deux verres que l'on puisse déguster ça."

Le valet fit retentir le son rond et délectable du bouchon tiré hors de la bague de la bouteille avec une expertise entraînée, et versa le liquide sombre dans deux tulipes estampillées du blason de la maison Farel.

"Ça fait plaisir de vous revoir, Esteven," salua avec sympathie le duc Luder. "Je constate avec envie que l'âge n'a pas émoussé votre dextérité."

"Je fais de mon mieux pour servir comme il se doit les hautes gens de notre nation, monseigneur."

Il s'inclina, puis quitta le petit boudoir dans lequel les deux princes s'était installés.

"Très bien," lança le duc Luder en reprenant son sérieux. "Vous êtes sûr qu'on ne sera pas dérangés ici ?"

Le duc Farel saisit son verre avec légèreté et gourmandise. "Esteven va monter la garde devant la porte, ne vous inquiétez pas, mon ami. Essayez plutôt de vous détendre. Nous avons beaucoup de choses à nous dire."

"En effet. Entrons dans le vif du sujet. Comme vous l'avez deviné, c'est bien elle notre cible. Et ça ne nous facilite pas la tâche."

"Votre femme a pu l'identifier alors ?"

"Évidemment. La délégation de Huluk-du-guide est venue spécialement pour ça, après tout."

"Bien bien. En effet, ça complique les choses. C'est même, d'après moi, la pire issue possible."

"Mais logique," continua Luder, "qui de plus à même qu'une bardesse pour glaner des informations et leur faire passer la frontière sans le moindre soupçon ? Maudite soit l'immunité diplomatique des bardes."

Comme il commençait à être bien aéré, Luder trempa ses lèvres dans le vin. Il se détendit instantanément à la saveur douce mais complexe de l'alcool arcaniste. Il sentit une vague d'ivresse lui monter lentement à la tête. Rien à voir avec le vin léger et fade de Dichos. Il perçut de la prune, de la myrtille, une très légère amertume herbeuse typique des cépages avoisinants le Marais Fertile, et un subtil arrière goût de noix.

Le duc Farel fit rouler la liqueur dans sa bouche, inspira de l'air pour bien saisir toutes les saveurs, avant d'avaler à son tour.

Luder reprit. "Comme vous le savez, l'objectif de l'espionne — Gardénia — n'est pas Stellaroc, mais elle est sensé y retrouver une délégation supposée lui transmettre les quelques informations qui lui manquent, avant de les livrer ailleurs, dans un autre pays."

Farel hocha la tête. "Je suis désolé que notre réseau d'espions n'ai réussi à avoir plus d'informations sur celle-ci, mais il y a de fortes chances pour qu'il s'agisse d'une délégation interprète ou clergesse. Voire peut-être diseuse, mais peu probable."

Luder haussa les sourcils. "Les perfectionnistes sont hors de tout soupçons ?"

Farel acquiesça. "Oui, on nous a confirmé que les espions adverses étaient sensés se rejoindre à la frontière de l'Expressionnisme et de la Foi. Si un espion perfectionniste avait traversé la nation expressionniste, je l'aurais su. Les suspects dans cette entreprise sont l’Expressionnisme, la Foi et la Linguistique."

"Bravo à vos alliés de Miesfant d'avoir empêcher cette réunion, d'ailleurs."

"Oui, sans ça nous n'aurions pas cette opportunité aujourd'hui."

Chacun se plongea dans une réflexion silencieuse tout en profitant du vin.

"Comment procédons-nous, alors ?", s'enquit le duc Farel.

"Je suggère que vous vous occupiez de savoir où Gardénia va se diriger ensuite. Vous devriez pouvoir glaner ces informations de courtisans qui s'intéressent à sa carrière musicale. Les bardes ont cette tendance de voyager de cour en cour.

"Pour ma part, je me charge d'identifier qui possède les informations qui lui manque. Si j'arrive à les intercepter elle sera bloquée et ne pourra les livrer à ses commanditaires."

Le duc Farel s'inquiéta "Vous êtes sûr de ne pas vouloir inverser les rôles ? Vous êtes un musicophile notoire, ça vous aiderait à vous renseigner sur le trajet de la bardesse."

Luder hocha la tête. "J'en suis sûr, et pour une raison bien particulière." Il baissa les yeux sur la fleur toujours accrochée à sa boutonnière. Farel leva un sourcil intrigué, "Qu'est-ce ?"

"Un cadeau de notre espionne elle-même. Elle est passée me voir à la toute fin de la journée pour me la donner. Mais je ne connais pas sa signification."

"Un instant, on va vite être fixés." Le duc Farel se leva et alla toquer cinq coups à la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux long.

Le valet entra derechef. "Monsieur ?"

"Esteven, êtes-vous capable d'identifier cette fleur et sa signification ?"

Le valet se pencha sur la boutonnière du duc de Passy. Il effleura de sa main gantée les pétales, en prenant bien soin de na pas toucher la redingote du noble.

"C'est une Zinnia. Une fleur qui pousse à l'orée de la Jungle Interdite, près du pays de Tohuta, mais en plaine uniquement, pas dans les marais."

Il fit un effort de mémoire. "Si je me souviens bien, l'offrir a pour signification : Faites attention."

"Au premier degré bien sûr, ce n'est pas sensé être un avertissement" s'empressa-t-il d'ajouter.

Le duc Farel congédia le valet et repris sa place dans son fauteuil de velours.

"Ce n'est pas censé être une menace, mais bien sûr que c'en est une." conclut le duc Luder. "Voilà qui confirme qu'elle connait mon implication personnelle dans cette histoire."

Farel secoua la tête. "Ce n'est pas surprenant, ce sont des informations qui concernent votre maison qu'elle a volé."

Le duc Luder était incrédule. "Pourtant, ma femme est là pour servir de tampon et me permettre d'opérer en toute sérénité. Ça fait longtemps que c'est le cas et ça a toujours marché jusque là. J'ignore comment elle a pu savoir que c'est moi le cerveau de l'affaire. Ça complexifie la partie."

"Que comptez-vous faire, au sujet de la fleur ? La garder serait un signe de soumission, en quelque sorte, et si les autres courtisans la reconnaissent, vous pourriez devenir la risée de la Cour de Printemps."

"À ce point ?" s'étonna le duc Luder.

"Oui," confirma Farel, "en terme de symbolisme, les enjeux sont toujours plus grands quand une bardesse est impliquée. D'aucun l'aura vu vous l'offrir, et sans parler de s'en débarrasser, il serait plus sage de lui fournir un genre de réponse.

"Comme par exemple une autre fleur à votre boutonnière ? C'est envisageable ?"

Le duc Luder secoua la tête. "Ce serait complexe. Je ne sais pas quelles fleurs je puis me procurer rapidement, ici, et il faudrait que ce soit raccord avec mes habits de demain. Afficher un cadeau n'induit aucune faute de style, mais si je 'répond' comme vous dites, il faut que je le fasse dans les règles de la mode.

"Cependant, je n'ai pas encore choisi les parures que je porterai demain. Je vais y réfléchir."

Un ange passa. Les deux compères étaient de nouveau en pleine réflexion, tentant d'anticiper les pions qu'ils pourraient chacun placer lors de la deuxième journée de la cour.

"Au fait," demanda le duc Farel, "ça ne me regarde peut-être pas, mais comment est-il possible que les informations que nos adversaires convoitent ont pu se retrouver séparées ainsi ? "

"Comme vous le savez, les détails du contrat secret que ma maison a conclu avec la ville de la Jetée ont été glanés au sein de celle-ci, à notre insu. Mais nos adversaires ont également besoin des détails logistiques de la livraison des marchandises, que nous avons déléguée à une de nos maisons vassales. Ces derniers ont été volés à la cour de Jatenna, et d'après ce qu'on a compris, l'espionne — la bardesse — était sensée les récupérer à la réunion que vous avez réussi à empêcher.

"Si elle n'a que la moitié des informations, ses commanditaires ne pourront pas faire de contre-proposition valable aux dirigeants de la Jetée et nous couper l'herbe sous le pied."

Le duc Farel prit un air grave. "Et pourquoi on ne la fait pas assassiner ? Vu la taille des enjeux, c'est une possibilité à envisager."

Le duc Luder s'indigna. "Vous n'y pensez pas ! C'est une bardesse, ça ferait grand bruit ! Imaginez l'opprobre qui s’abattrait sur nos familles — et notre nation — si nous étions seulement inquiétés ! Et puis, on ne sait pas quelles précautions elle a prise. Visiblement, elle en sais beaucoup sur les dispositions que nous employons pour l'empêcher d'atteindre son but."

Farel balaya ainsi sa propre suggestion du revers de la main. "Vous avez raison. Ce serait stupide." Il laissa passer un silence. "Même en dernier recours ?"

"Oubliez, je vous dis. Le jeu n'en vaut pas la chandelle."

Le duc Farel changea de position sur son siège. Il était anxieux de la situation qu'ils croyaient bien en main et qui commençait sérieusement à leur échapper. On pouvait lire sur son visage qu'il se gardait quand même le droit de faire ce qu'il fallait en cas de dérapage.

Il avait moins à perdre et à gagner dans l'affaire que le duc Luder, mais comptait beaucoup sur la clôture de ce contrat pour redorer un peu de le blason de sa famille, qui gouvernait sur la Plaine Mirid et sur le Marais Fertile et qui se voyait en déclin depuis quelques décennies. La maison Luder avait eu recours à lui pour protéger le secret de cet échange, et plus que le paiement qui se verrait arrondir d'un beau bonus en cas de réussite, il en allait aussi de sa réputation auprès de son ami et de ses alliés de Miesfant.

"Reprenons depuis le début, pour avoir une vue globale de la situation, voulez-vous ?

"Un des vassaux de l'archiduc Salysium, dirigeant de la Jetée et gouverneur des Mille-Lacs, a découvert un ensemble de bijoux seigneuriaux datant du Premier Âge. Votre famille en a eu vent et vous avez personnellement conclu un accord secret avec lui, l'archiduc Salysium, pour les acheter dans le but de les faire identifier par vos archéologues et de les revendre, soit à la famille qui en est descendante, soit au plus offrant des collectionneurs — dans tous les cas, un sacré pactole. Vous avez pris en charge les détails du contrat et avez sollicité une de vos maisons vassales pour prendre en main la logistique de la livraison, et ma propre maison pour assurer le contre-espionnage.

"Mais seulement ces informations ont fuité, d'une part par les vassaux de Salysium à la Jetée, d'autre part par vos propre vassaux à Jatenna. Gardénia est celle qui a acquis les infos à la Jetée et elle avait rendez-vous avec les espions de Jatenna à la frontière entre l'Expressionnisme et la Foi, près de Fort-Brise.

"Grâce à mes alliés de Miesfant, nous avons pu empêcher cette réunion et les informations ont voyagé de manière séparée jusqu'ici, à Stellaroc. Nous avons pu avoir vent de cela et de l'identité de l'espionne en la personne de Gardénia grâce aux agents que votre femme avait placé ici, à la capitale de l'Alchimie. Nous devons empêcher cette deuxième tentative de réunion de se produire et d'anticiper l'identité du commanditaire de Gardienna, qui va sans aucun doute partir lui remettre son butin dès que la Cour de Printemps sera terminée.

"Nous pensons que les espions que Gardénia doit rejoindre proviennent soit de l'Expressionnisme, soit de la Foi, soit — dans une moindre mesure — de la Linguistique. Tous les courtisans interprètes, clercs et diseurs sont donc suspects. Son commanditaire est sans doute Shaman ou Druide, et n'a probablement pas envoyé d'émissaire impliqué dans l'affaire ici. Les courtisans shamans et druides sont donc hors de cause."

Le duc Luder, dont l'attention avait été religieuse malgré qu'il connaissait déjà cette affaire sur le bout des doigts, acquiesça.

"Vous vous êtes renseigné sur Gardénia, n'est-ce pas ?" demanda Farel. "Vous avez réussi à trouver sa nationalité d'origine ?"

Luder secoua la tête. "C'est compliqué. Personne ne connaît son nom de naissance, et son métissage ne facilite pas vraiment les choses. Cependant, le consensus est qu'elle se teint les cheveux pour qu'ils soient blancs — et je partage cette opinion. On peut conclure de sa couleur de peau une possible provenance des pays du centre, et de ses yeux des pays du triant."

Le duc Fader soupira. "On n'est même pas sûr que ça nous révèlerait son allégeance, de toute façon."

"Mais si on met tout en commun, notre suspect principal est la tradition shamanique," nota Luder.

"Pourquoi mettre autant d'effort dans cette affaire ? Les princes shamaniques sont si indépendants qu'ils n'auraient probablement pas joints leurs force dans cette entreprise, si ? Engager Galénia et des espions d'autres nations revient à très cher, peut-être même plus que ce qu'ils ont à gagner en vous devançant sur cet achat plutôt que de vous le racheter après coup."

Le duc Luder joignit les mains devant sa bouche. "C'est ce qui m'amène à penser qu'ils savent déjà à qui ils appartiennent et que ce n'est pas à eux. Ou bien ils craignent une vente au enchères de notre part et font ça pour court-circuiter les concurrents."

Fader haussa les sourcils. "Ce serait si avantageux que ça ?"

"Le prix d'achat qu'on a fixé est de huit mille cinq cent Roy. Si on arrive à identifier à qui les bijoux appartenaient, on prévoit de les revendre vingt mille Roy en première offre. Si on les met aux enchères, on planifie un prix de départ à onze mille, mais on espère que ça montera à plus de quinze ou seize mille. Dans tous les cas, on compte sur un bénéfice d'environ cent pour cent du montant investi."

"Je vois. Engager une bardesse et un réseau d'espionnage doit coûter au plus cinq mille Flama, soit à peine mille cinq cent Roy. Même s'ils espèrent faire une meilleur offre que vous au prince de la Jetée, le bénéfice espéré reste considérable."

"Ce qui m'inquiète le plus avec ces dernières conjectures," conclu le duc Luder, "c'est que ça signifierait qu'ils en savent beaucoup plus qu'on ne le pensait sur ces bijoux. Plus que nous même."

Ils se resservirent en silence, contrits et inquiets.

"Vous pensez que l'archiduc Salysium essaie de vous doubler pour faire gonfler les prix ? Si on part du principe qu'il vous a fait sciemment parvenir la rumeur sur ces bijoux, puis une fois l'accord signé à sollicité anonymement le seigneur directement concerné, ça lui permettrait d'artificiellement générer une contre-offre bien supérieur au contrat initial, et ce sans se faire inquiéter.

"Et si d'aventure le prince concerné ne parvient pas à faire de contre-proposition, il dispose toujours du contrat initial qui reste très alléchant pour lui."

Luder secoua la tête. "Mais s'il a identifié le propriétaire légitime des bijoux, pourquoi ne pas faire directement une offre dispendieuse comme nous projetons de le faire ?"

Le duc Fader haussa les épaules, ne sachant que répondre.

"Nous nous perdons en conjectures, mon ami," déclara Luder en finissant son verre d'une traite. "Je vais retourner à ma chambre pour choisir ma tenue et décider quoi faire de cette zinnia."

Sur ce mots, il se leva et quitta la pièce, laissant dans le silence son ami qui était toujours plongé dans ses réflexions.

"Monseigneur ?"

Luder sursauta en entendant la voix du discret Esteven qui s'était écarté de l’entrebâillement dès qu'il avait entendu la porte s'ouvrir.

"Sous la bénédiction de mon maître, sentez-vous libre de me faire parvenir quelque requête que je puis remplir à votre égard, et ce pour toute la durée de la cour."

Le duc Luder accepta la proposition d'un signe de tête reconnaissant, puis repris sa route.

Dans les longs couloirs de marbre assombris par la nuit bien avancée, seulement animés par les reflets projetés contre les dalles lisses des flammes des torches suspendues de loin en loin sur les piliers ornés de portraits des ancêtres de la famille Edson, le duc Luder se hâtait, les pas étouffés par la texture cotonneuse des tapis de fausse-soie doublés de laine.

Cette ambiance était particulièrement propice aux assassinats de couloirs, et même si une telle ignominie n'était pas raisonnablement envisageable en l'état, Luder fréquentait le duc Farel depuis suffisamment longtemps pour avoir appris à être vigilant en toute circonstance.

Il ne sursauta pas quand en passant devant une porte qui devait être entrouverte, surgit de la pièce mitoyenne une valette de la seigneurie des lieux. Celle-ci s'empressa de refermer la porte derrière elle, mais le duc Luder put entrapercevoir le visage des trois personnes réunies en commité confidentiel à l'intérieur.

Il reconnu immédiatement l'archiduc Aras Edson, qui avait passé ses vêtements de coucher, et mit un peu plus de temps à remettre la personne juste à côté de lui, son mari Garbane Edson qu'il avait déjà rencontré à quelque cour.

Ce fut le troisième individu dont la présence surpris le plus le duc de Passy. Il s'agissait de Tété-Hémobré, le Juge Suprême qui avait fait une entrée remarquée mais interrompue par l'apparition de Gardénia, le midi-même.

Même s'il n'aurait pas forcément reconnu son visage en d'autres circonstance, il avait gardé ses parures de guide combattant, avec son armure noire et son arme démesurée.

Bien entendu, le duc Luder ne put entendre le moindre mot de leur conversation, car le coup d’œil avait été extrêmement furtif, et la valette qui montait désormais la garde devant la porte fermée le contraignit à ne pas ralentir le pas.

Les cours —en particulier les grandes cours comme celle de Printemps— étaient toujours le siège de nombreux jeux politiques, dont certains pourraient être qualifiés de complots, mais les membre de l'Égérie —et a fortiori, les Juges Suprême, dont la tâche était celle de médiateurs et de juges à la neutralité absolue— ne s'y mêlaient jamais, au grand jamais. La tâche des guides, les membres de l'Égérie, était de guider les membres des autres traditions, de ce fait son édit principal était l'absence d'ingérence qui mènerait à un conflit au sein des huit autres tradition.

Les guides ont une réputation d'intégrité à toute épreuve, encore plus concernant les Juges Suprêmes qui sont l'équivalent du haut fonctionnariat dans le fonctionnement de cette tradition. Le duc Luder était dénué de la moindre conjecture à la raison de ce colloque discret. Sans doute s'agissait-il d'une affaire extérieure à la sienne.

Mais, car prudence est mère de richesse, il se promit de garder ce Tété-Hémobré à l’œil dans les jours qui venaient.

Sait-on jamais.

C'est plongé dans ces réflexions que le duc Luder ouvrit la porte de la chambre que le châtelain lui avait attribué la veille.

La pièce était éclairée par deux torche et moult chandelle, et sa femme, la très convoitée duchesse de Passy, était en train de discourir avec une princesse shamane, la troisième enfant du prince du Cercle Akva, si la mémoire de Luder était juste.

La duchesse était assise dans un des deux luxueux fauteuils disposés de part et d'autre du grand lit. La princesse était restée debout, n'osant pas se poser sur le matelas attribué au couple Luder et n'ayant pas vraiment d'autre endroit ou s'asseoir près de son interlocutrice.

"Bonsoir, maseigneure mon épouse," déclara Wolas Luder, intérieurement furieux de devoir respecter l'étiquette jusque dans sa chambre à coucher. "Bonsoir à vous, princesse Hilvalbasqué. Je suis Wolas Luder, prince consort de Passy."

La princesse shamane lui rendit sa salutation.

"Je n'ai pas encore eu l'honneur de converser avec vous," ajouta Wolas Luder, "mais je ne veux pas interrompre votre discussion. Je vous en prie, continuez."

Sa femme, néanmoins, s'adressa à son mari. "J'ai pris la liberté de préparer votre ensemble de demain. Jetez-y un œil et dites-moi si cela vous convient."

"Merci mille fois ma chère ! Je suis certain que les parures que vous avez sélectionnées seront tout à fait propice à la belle journée qui nous attend demain."

Wolas Luder était fatigué. Ce n'était ni son rôle, ni son loisir de recourir à tous ces ronds-de-jambe.

"J'espère que vous avez pu passer un peu de bon temps avec votre ami ? Cela fait un petit moment que vous vouliez le revoir, me suis-je autorisé à penser."

"Oui, nous avons pu rattraper un peu le temps perdus depuis nos dernières amitiés, et malgré les quelques difficultés auxquelles il fait face en ce moment, nous avons conversé à loisir, jusqu'à ce que la fatigue nous rattrape."

"J'en suis fort aise." Elle lâcha un sourire transpirant de sincérité. Wolas ne savait pas comment sa femme s'y prenait pour falsifier ainsi ses moues, cela l'avait toujours impressionné. C'était une courtisane très douée.

La princesse tenta de raccrocher la discussion qu'elle entretenait avant l'arrivée du duc, mais fut interrompue par Dame Luder qui la surpassait en rang.

"Vous connaissez la princesse Hilvalbasqué, fille du duc Pegomole du Cercle Akva et seigneur de la côte de Gaelid ? C'est une jeune personne très intéressante, dont je vous conseille la conversation si d'aventure il vous arriverait de vous croiser dans les jours qui viennent."

La princesse shamane eut un sourire gêné. Elle ne pouvait pas contredire Dame Luder tant qu'elle lui faisait des compliments. "Oui, on m'a dit beaucoup de bien de vous, monseigneur Luder. Nous nous sommes déjà croisés à la cour du Cercle Baou, il y a deux ans, mais nous n'avons pu échanger que quelques civilités."

Il était de plus en plus difficile pour Wolas Luder de réfréner son amertume, la fatigue commençait à prendre le pas. Il n'aimait pas du tout être attaqué de la sorte dans sa propre zone de confort.

Mais heureusement, il avait une excellente mémoire pour ce genre de choses.

"Oui, vous accompagniez la comtesse du Cercle Koelin votre mère, à l'époque. Une très agréable personne. Je vous avoue que son mariage avec le dauphin du Cercle Akva n'a étonné personne, dans mon pays. C'était une opportunité bien méritée pour elle."

La princesse fit ce qu'elle peut pour ne pas se décomposer. L'attaque que Luder venait de faire sur son rang et celui de sa mère était à la limite de l'acceptable, mais suffisamment bien enrobée pour qu'il soit impossible de s'en offusquer.

La mère de la princesse Hilvalbasqué était connue pour détester qu'on mentionne ses origines de petite noblesse, née comtesse et ayant acquit le titre de duchesse par mariage, et visiblement ce trait avait déteint sur sa fille.

Mais cette dernière était encore trop jeune pour cacher suffisamment bien ses émotion et manquait de la répartie des courtisans de haut vol pour renvoyer une réponse cinglante.

Elle se leva, s'inclina, et tenta un "Je me ferai alors une joie de dire à maseigneure ma mère que vous la respectez ainsi."

Mais c'était de la pacotille, car il suffit à Wolas de répondre "Merci beaucoup ! Il me tarde de converser avec elle notre de notre prochaine rencontre."

Cela acheva la princesse, qui prit congé de manière plutôt maladroite.

"Et bien, vous avez la langue agile ce soir, mon très cher époux", lança avec amusement Dame Luder, une fois qu'ils firent seuls.

"Navré si je vous ai incommodée, mais la fatigue me gagne."

Elle balaya cette excuse du revers de la main. "N'en faites rien, j'aurais tout le loisir de la croiser à nouveau dans les jours qui viennent."

Ils se forçait encore à parler à demi-mots. Le couple Luder n'avait pas à leur disposition de gens qui montait la garde devant leur chambre, et il se devait de prendre des précautions si la princesse Hilvalbasqué avait décidé de laisser traîner ses oreilles sur le palier avant de regagner sa chambre.

Mais Wolas Luder avait immédiatement compris que sa femme désirait plus que tout de voir la discussion avec la jeune princesse écourtée.

"Donc, votre ami se porte bien ?"

"Oui," répondit Wolas, "nous avons un peu parlé des personnes avec qui nous désirons converser, dans les prochains jours, et nous auront d'autres occasions de nous parler avec amitié."

"Fort bien." Dame Luder était satisfaite. Les plans de son époux suivaient leur chemin, malgré les difficultés qu'il avait subtilement évoquées tantôt.

Wolas se dirigea vers son coffre de voyage, sur lequel l'attendait ses parures du lendemain. Un collant blanc, une minijupe turquoise brodée d'argent, un corset beige, un boléro dégradé de rose et de turquoise surmonté d'une fourrure blanche comme neige et, pour couronner le tout, un très long foulard blanc transparent discrètement brodé du blason de leur famille.

"Vous êtes sûre de vous, mon amie ?" demander Wolas, surpris. "Nous sommes presque au-delà de la provocation, à ce stade, c'en est presque une insulte directe."

Dame Luder se leva et disposa l'ensemble sur le lit, formant une silhouette montrant à quoi ressemblerait l'ensemble une fois porté.

"Oui, il faudra au moins ça, pour compenser le petit effet que vous avez eu auprès de l'assemblée, tout à l'heure."

Comme Wolas affichait une moue interrogative, elle ajouta, "Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais Gardénia a bien pris soin d'attirer tous les regard à elle avant d'aller vous remettre cette fleur. Cela n'aura échappé à personne."

Après un petit moment de silence, elle ajouta "Elle est très douée."

Wolas contempla la panoplie qui reprenait les couleurs de la bardesse. "Très bien, je vous fait confiance. Mais concernant la fleur..."

Dame Luder se dirigea vers un petit guéridon, dans un coin de la chambre. Dessus reposaient trois fleurs différentes. "J'ai pu récupérer celles-là, en toute discrétion. Sentez-vous libre d'en arborer une, si vous pensez que c'est une bonne chose à faire."

"Oui, Farel me l'a conseillé."

Wolas examina les trois fleurs.

"Une bardane azur, pour dire vous m'importunez avec hauteur. C'est direct."

Dame Luder acquiesça.

"Une Héliante, signifiant méfiez vous des apparences. Je l'aime bien, c'est tout de suite plus subtil. Et pas spécialement dirigée contre elle."

Dame Luder ajouta "Vous connaissant, c'est le genre de message que vous aimez bien. Agressif tout en étant ambigu."

Wolas hocha la tête. "Et pour finir une... Achillée noire ?"

Wolas leva des yeux surpris vers sa femme.

"Vous êtes sérieuse ? Vous pensez réellement que la fleur des querelles assassines serait un bon message ?"

Dame Luder haussa les épaules. "Et pourquoi pas ? En tant que bardesse, elle joue un jeu de courtisan en outrepassant le protocole de la noblesse. Une provocation aussi directe et franche ne fera que rentrer dans son jeu.

"Cela fera ainsi office de menace et lui démontrera votre détermination. De toute façon, elle a déjà probablement compris que c'est vous qui tirez les ficelles de l'affaire. La subtilité sert entre autre à semer le doute, mais ça n'a pas lieu d'être ici."

Wolas secoua la tête "Mais une menace aussi directe me discréditera auprès de la cour, sans parler que ça risque de donner une clé de lecture à ceux qui n'ont pas à se mêler de cette affaire."

Il baissa les yeux et resta un instant pensif.

"Et si jamais on échoue, j'ai peur que Farel fasse une bêtise. Si je profère une menace puis que la bardesse se fait... vous-savez-quoi, c'en sera fini de moi."

Il leva les yeux vers sa femme. "Et de nous, plus largement."

Cette dernière leva les mains en signe de défense. "Ce n'était qu'une proposition. Libre à vous de la refuser. La balle est dans votre camp, j'ai confiance en votre jugement."

Le duc Luder se frotta le menton. "J'ai peut-être une idée un peu plus subtile, mais pour cela il me faudra une autre achillée. Une achillée blanche."

Dame Luder éclata de rire. "Vous voyez ! Je n'ai fait qu'amener au terreau de votre esprit retors. D'une situation absurde et impossible vous avez toujours les meilleures idées."

Wolas sourit. "Oui. Vous pensez pourvoir me procurer cette fleur ?"

Dame Luder reprit un peu de son sérieux. "Oui, bien sûr. Je demanderai à un serviteur d'en quérir une dès la première heure demain matin."

"Parfait."

"Il vous fallait autre chose ?"

Le rictus du seigneur Luder s'élargit de manière sinistre.

"Oui."


Le matin deuxième jour de la cour était marqué par une performance de toute beauté. Des acrobates faisaient montre d'une agilité exemplaire dans un bal de cascades risquées, au dessus de planches à clous et à travers des murs de flammes. Leur performance était enrobée par quelques mages illusionnistes qui faisaient fleurir la scène d'effets spéciaux ponctuant chaque acrobatie.

Tous les courtisans étaient réunis dans la cour encore perlée de rosée pour y assister. Les discussions était difficile car il fallait les parsemer d'exclamations impressionnées et d'applaudissement, ne serait-ce que pour faire bonne figure.

Le seigneur Luder avait aperçu son ami le seigneur Farel donner de la voix auprès des plus enjoués des spectateurs, sans doute pour se donner un air affable en vue de se mêler aux musicophiles qu'il devrait sonder plus tard.

Lui-même restait un peu à l'écart, une écharpe de laine blanche ayant temporairement remplacé son foulard et vêtu de son long manteau noir, judicieusement laissé ouvert pour laisser respirer l'achillée blanche qu'il portait à sa boutonnière.

Il avait hâte que la prestation se termine et qu'il puisse retourner dans la halle. La couleur de son manteau n'était pas raccorde avec sa tenue blanche et turquoise. Il n'avait pas envie qu'on l'insulte sur cette faute de goût.

Au grand dam du duc de Passy, ce fut Tété-Hémobré, le Juge Suprême, qui fut le seul de la mâtiné à l'approcher.

"Bonjour, Wolas Luder, duc de la Passe."

Il se rendit compte que c'était la première fois qu'il entendait sa voix. Elle était très profonde et rocailleuse. Son timbre et ses sourcils éternellement froncés donnait l'impression qu'il jugeait son interlocuteur à chaque instant.

"Bonjour, messire Juge Suprême."

Celui-ci changea de pied d'appui et croisa les bras, comme si Luder venait de le contrarier.

Était-ce le titre de messire qui le remettait à ses origines de roturier, au milieu de tous ces nobles, qui lui déplaisait ?

"Quelle étrange symbole vous arborez aujourd'hui."

Le Juge Suprême décroisa un bras pour passer sa main gantée de métal sur la fleur, avec une délicatesse surprenante.

"Oui, mais ne vous inquiétez pas," répondit le duc Luder en tentant un sourire, "le message qu'il porte ne vous est pas destiné."

"J'espère bien," rétorqua le Juge d'un ton sec. "Amour malgré tout, c'est bien ça ? Si ce message était pour moi, je ne sais s'il faudrait que je m'inquiète plus de l'amour ou du malgré tout."

Le duc Luder contint sa nervosité.

"Il n'est pas non plus destiné à quelque amant. Le terme amour a bien des significations."

Les doigts du Juge Suprême continuèrent de caresser les pétales jusqu'à s'arrêter sur un en particulier. Il était noir.

"A-t-elle déjà commencé à faner ?"

Luder commençait à perdre son sang froid. Le Juge avait très bien compris qu'elle était peinte. Mais Luder ne pouvait laisser le Juge insinuer qu'il avait fait une faute en ne choisissant pas une fleur parfaitement fraîche.

"Disons plutôt que c'est un spécimen unique."

La parade était piètre, ce qui embêtait Luder. Les Juges Suprêmes ne sont pas des courtisans, mais ce sont des guides aguerris qui fréquentent toutes sortes de gens — y compris la noblesse — et qui doivent toujours témoigner d'une expérience avancée avant de pouvoir acquérir leur titre.

C'est pour ça qu'il ne fut pas surpris quand il posa une question d'autant plus gênante : "Comment s'appelle-t-il ? Ce spécimen ?"

Le Juge Suprême tentait de le pousser dans ses dernier retranchement. Pourquoi ? Aucune idée. Luder savait improviser d'ordinaire, mais il fallait toujours redoubler de vigilance en présence de ces hommes si particuliers. Chaque parole pourrait être retenue contre vous, et les Juges Suprêmes avaient du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.

"On l'appelle l'achillée du crépuscule."

Tété-Hémobré lâcha enfin la fleur. "Intéressant."

Puis il s'en alla sans autre forme de courtoisie.

C'est quoi son problème à lui ? Il m'a dans son collimateur ou quoi ?

Il était probablement en train d'enquêter. Il cherchait quelqu'un.

Mais pourquoi ? La famille Luder n'avait commis aucun délit, de ce qu'il en savait, donc la présence de Tété-Hémobré devait être liée à une autre affaire.

En tout cas, le duc Luder tenta de s'en convaincre.

Quand midi fut sonné et que les convives purent regagner la grande halle, il ne furent pas accueillis par l'odeur poussiéreuse de la pierre millénaire du palais de Stellaroc, mais part les fragrance enivrante d'un fastueux banquet servi à leur attention.

Les époux Luder passèrent le repas côte-à-côte. La princesse shamane avait été invitée par Dame Luder à s'installer à côté d'elle, pour s'excuser de la fin un peu subite de leur entretien de la veille au soir. Ce fut Garbane Edson, le prince consort de Stellaroc, qui s'imposa à la compagnie de Luder. Une chose à laquelle il était impossible à Luder de s'opposer.

Bien que le seigneur Luder ait brièvement apperçu Garbane Edson la veille, par l'entrebaillement de la porte par laquelle était sortie la valette, il était sûr et certain que les trois cabaleurs présents de l'avaient pas vu. Sauf si la valette l'avait reconnu et avait cafté, bien sûr.

Le repas fut cependant relativement calme. Après questionnement, Garbane Edson expliqua à Luder que s'il n'avait pas été présent à la cour jusque là, c'est parce qu'il préparait un voyage, et qu'il partirait le lendemain matin. Sa présence pour le banquet était ponctuelle et uniquement pour profiter un peu de la compagnie d'autres grands seigneurs, car préparer un voyage est une chose fastidieuse et en l'occurrence solitaire.

Ils échangèrent après cela presque uniquement des banalités. La seule question qui déstabilisa le duc Luder fut quand l'archiduc consort Garbane Edson, l'interrogea sur le seigneur Farel.

"Savez-vous où est votre compatriote ? J'avais fort apprécié sa compagnie l'année dernière et j'aurais voulu échanger avec lui au moment du café, avant de retourner à mes préparatifs."

Luder en fut surpris. Il n'avait pas prévu de déjeuner avec Farel — ils s'était mis d'accord de limiter leurs interactions à la cour pour ne pas lever de soupçon — mais en balayant l'assemblée du regard, il ne le trouva pas.

"Je n'ai pas l'impression qu'il déjeune avec nous. Vous voulez que je lui transmette un message ?"

Quand le regard de Luder revint sur l'archiduc Garbane Edson, les yeux de celui-ci était durs. Comme s'il tentait de plonger à l'intérieur des siens.

Luder resta coi un moment. "Tout va bien, monseigneur ?"

Puis le visage du consort de Stellaroc se dérida en un sourire radieux. "Ne vous inquiétez pas, si j'ai besoin de lui transmettre un message je passerai par mon époux. Je désirais juste échanger quelque plaisances avec lui."

Quand le repas se termina et que les convives se levèrent pour converser autour de café et de thé, le duc Luder ne pouvait s'empêcher de repenser à ce court échange.

Y avait-il un lien entre l'affaire du contrat, la bardesse, le Juge Suprême et l'archiduc Edson-mari ?

Des nœuds commencèrent à se former dans l'esprit du comploteur Luder, qui n'avait pas l'habitude que ses intrigues se complexifient aussi vite.

Il aurait bien aimé se reposer pour l'après-midi, mais il fallait qu'il croise Gardénia pour s'assurer qu'elle voit bien son achillée du crépuscule.

Ses vœux d'acalmie furent néanmoins exhaussés car l'activité de l'après-midi était une pièce de théâtre musical, dont l'orchestre était dirigé par la bardesse elle-même. Le duc Luder en profita pour prendre congé et faire une promenade digestive dans les jardins du palais. Il répugnait le théatre et consola son sens du devoir en se disant qu'il s'arrangerait pour croiser la bardesse lors des discussions vespérales, laissant le plaisir du spectacle à dame Luder son épouse, qui ne pouvait se permettre de rater quelque spectacle proposé par leur hôte.

Quelques courtisans qui comme pour lui n'était pas attendus qu'ils assistent à toutes les activités, flânaient en discutant dans les jardins. Bon nombre de représentants de petite noblesse, dont les maisons étaient trop mineures pour qu'un tel impair n'entache leur réputation, étiait également présents.

Le duc Luder s’asseya sur un banc blanc agréablement disposé sous les branches noueuses d'un érable tohavais. Un fine couche de pétales roses tapissait ses alentours, à l'ombre du soleil cuisant de ce début de printemps.

L'odeur de végétation mouillée du matin avait été remplacée par l'empyreume enivrant du milieu d'après-midi. Les oiseaux déployait tout leur ramage à l'affût de partenaires. On pouvait occasionnellement apercevoir un écureuil ou un lapin se risquer à travers l'immense parc en quête de quelque nourriture. On entendait de temps en temps l'écho d'éclats de rire ou le son d'une vielle émanant de quelque promeneurs lointains.

Après une longue introspection contemplative, le duc Luder remarqua une silhouette familière émerger d'une porte de service non loin.

Il se leva et s'avança d'un pas pressé pour la rejoindre.

"Esteven ! Puis-je vous déranger un instant ?"

Le valet de Fader fut un peu étonné d'être surpris ainsi par le duc Luder loin des festivités, mais il reprit rapidement sa contenance.

"Vous ne me dérangez jamais, monseigneur."

"Vous m'aviez bien dit que vous pourriez me rendre service, n'est-ce pas ?"

"Tout à fait, monseigneur."

"Alors puis-je vous prier de me rendre un précieux service et me dire où se trouve mon ami le duc Farel ?"

Le valet prit un air embarrassé. "Malheureusement, je vais devoir me soustraire à cette requête en particulier."

Le duc Luder se renfrogna, prenant l’œil supérieur du noble s'adressant à un serviteur.

"C'est ma faute," reprit le valet, "j'aurais dû être plus clair sur le fait que c'est sur les services pratiques et logistiques que mon maître le duc de Mirid vous a confié mon assistance. Malheureusement, sur les ordres de celui-ci, je ne puis vous confier où sont ses affaires en ce moment. Vous m'en voyez réellement navré. Je suis sûr que vous comprenez."

Le duc Luder, bien que contrarié, était un peu rassuré. Au moins son valet savait-il où le duc Farel était. Celui-ci ne s'était pas évanoui dans la neture.

"Dans ce cas, Esteven, dès que vous le reverrez, transmettez-lui en tout discrétion que l'archiduc consort Garane Edson a cherché à le voir, ce midi. Il saura probablement quoi faire de cette information."

"Certainement, monseigneur. Autre chose ?"

"Pas pour le moment."

Le valet s'inclina et s'en alla prestement.

Comme cela faisait un certain temps maintenant que le duc Luder était aux jardins, il décida de rentrer.

Quand il arriva aux abords du parvis du palais, il fut surpris d'être accosté par la bardesse Gardénia, qui lui accorda une salutation en affichant un sourire que Luder hésitait à qualifier de carnassier.

"Oh ! Madame Gardénia ! La représentation est-elle déjà finie ?"

"De toute évidence, mon cher. J'ai été attristée de ne pas vous voir parmi les spectateurs. J'avais cru comprendre que vous étiez féru d'arts musicaux ?"

"Certes, mais je avoue avoue en toute confidence que le théâtre est un art dont l'appréciation m'est interdite, à mon grand désarroi. Soyez certaine que s'il m'avait été possible d'apprécier votre musique à l'aveugle durant la représentation, sans avoir à être témoin du jeu lui-même, je n'y aurait coupé."

"J'en suis honorée, duc Luder. Daignerez-vous m'accorder une petite promenade reposante dans les jardins que vous étiez sur le point de quitter ? J'avais grande hâte de pouvoir converser de nouveau avec vous."

Luder se concerta avec lui-même un court instant, se demandant s'il n'avait pas mieux à faire, mais il jugea que ce serait une bonne opportunité d'en apprendre plus sur elle et ses intentions.

"Avec joie ! Je ne sais pas si vous avez déjà eu l'occasion de les parcourir, mais la saison est parfaite pour passer un moment agréable."

La bardesse rit avec douceur.

"Si ce n'était pas le cas, cette cour ne mériterait pas de s'appeler la Cour de Printemps."

Il marchèrent sur les graviers blancs qui recouvrait les étroites allées sinueuses du jardin. Gardénia n'avait pas son instrument avec elle, mais elle s'autorisa à fredonner une pavane, qui bien que datée, était interprétée sur une gamme moderne avec de fort agréables variations.

"Je suis curieux," demanda le Luder après le premier couplet, "ce qui attire votre intérêt à moi. Sans doute n'est-ce pas uniquement ma notoire musicophilie, si ?"

Gardénia un regard contemplatif vers le ciel bleu moucheté de petite taches blanches.

"Oh ! Il y a plus que cela. Je vous avoue que je porte une grande curiosité à l'attention des arcanistes qui apprécie la musique. Ils sont bien différents des autres musicophiles, et toute conversation que j'entretiens avec eux m'élève en tant que bardesse."

"Tiens donc ? Je peine à en discerner la raison. Daignerez-vous m'éclairer ?"

Gardénia pirouetta vers lui en écartant les bras de manière théâtrale, ce qui fit virvolter les manches larges et tombantes de son habit léger. Elle s'était vêtue plus chaudement que la veille, avec une jupe traînante, un veston-trench brodé et ouvert, et s'était coiffée d'un fin béret, le tout toujours à ses couleurs blanche et turquoise surmontées par le rose de son physiom à forme de ruban.

"La science, pardis ! Les alchimiste et le arcanistes — surtout ces derniers il faut bien dire — ont une approche très théorique de la musique, à tel point que l'on peut parler des heures durant d'une unique pièce sans que mon attention se délite, et leurs compositeurs usent souvent de gammes et de formations atypiques. Un vrai plaisir !"

Elle repris sa marche.

"Et parmi tous les convives présent, qui d'autre que vous avec qui avoir ce genre de conversation ?

"Sans parler que d'être vue en votre compagnie me met en joie, étant donné la fraîcheur de votre style."

Elle parcouru la tenue de Luder de l’œil avec un sourire taquin, appréciant visiblement ces couleurs. Sourire qui s'élargit quand son regard se posa sur l'achillée du crépuscule. Mais elle ne releva pas.

"Sans compter que vous êtes beaucoup plus accessible que votre épouse, et que le seul de vos compatriotes à être présent, le seigneur Farel — le connaissez-vous bien ? — a brillé par son absence depuis le repas."

"Et quid des autres traditions ? Leurs conversations musicales sont-elles moindrement agréables ?"

Elle prit un air pensif.

"Toute proportion gardée, oui, c'est le cas. Les interprètes — c'est la première nation à venir en tête, quand il est question d'art — sont très imbus de leur propre culture, et ils ont une certaine tendance — vous excuserez ma grossièreté — à l'onanisme. Cela a vite fait de m'ennuyer."

Luder ne releva pas ladite grossièreté, mais il n'en pensa pas moins. En présence de témoins, il aurait faussement pris un air outré, mais les plus proches courtisans n'étaient pas à portée de voix.

"Les clercs ont des chants et des formations très codifiés. Trop, même. C'est dommage. Quant aux diseurs, ils ont un rapport très pécuniaire à l'art.

"Les shamans ne sont pas bon public et il est toujours angoissant de se dire qu'une parole de travers peut vous faire arrêter, en fonction de la ville que vous visitez.

"Les druides, par contre, sont toujours un très bon public. Mon préféré, s'il en est. Mais ils n'ont pas une grande culture musicale. Il n'y a vraiment qu'avec les arcanistes et, dans une certaine mesure, les alchimistes, avec qui j'aime vraiment passer du temps."

Elle s'arrêta pour réfléchir. "En vous disant cela, je me rend compte que j'ai peu d'opinion sur la tradition Perfectionniste. Je devrais y donner quelques concerts, à l'occasion."

"Et le guides ?", demande Luder.

"Les guides ? C'est amusant, je ne me suis jamais posé la question. Je suppose que c'est parce qu'il n'ont pas de culture propre et suivent généralement celle du pays dans lequel ils vivent. Je n'ai jamais eu de public composé majoritairement de guide. Cela n'a d'ailleurs pas beaucoup de sens, sachant qu'on n'en trouve que très peu dans chaque communauté."

Ils conversèrent ainsi de musique jusqu'à la fin de l'après-midi. La causerie était si agréable que Luder se surpris à tempérer son opinion au sujet de la bardesse, se disant que peut-être elle était moins retorse qu'elle avait paru la veille. Mais il se ressaisit et se dit que c'était probablement le but de la conversation qu'elle lui donnait présentement. Il n'oubliait pas la zinnia.

Le repas du soir fut servi tardivement, l'archiduc Edson jugeant qu'il était préférable de laisser les conversations traîner, vu la quantité de convive qui semblait prendre du bon temps et qui, pour certains, avaient même entrepris de lancer quelque activité ludique, comme la fameuse joute rhétorique expressionniste à la mode ces temps-ci, qui consistait à prendre une opinion soutenue par un adversaire puis de la défendre, se faisant l'avocat du diable. Ce jeu se joue à deux joueurs ou plus et permet d'aplanir les différents dans un cadre ludique.

C'est à ce moment que reparu le duc Farel, que le duc Luder se para d'assaillir de questions. Quand leurs regards se croisèrent, le duc de Mirid se contenta d'adresser au prince de Passy un signe de tête entendu, qui signifiait on discutera ce soir, comme prévu.

Le repas fut particulièrement oubliable. La duchesse de Passy invita le représentant de la délégation perfectionniste de Vael pour discuter affaires, et un petit marquis diseur vint s'assoir à côté du duc Luder, non pas pour lui mais pour discuter avec un comte de Garrassfant qui se trouvait de l'autre côté.

Gardénia ne donna pas de spectacle mais pris le repas attablée, au milieu des nobles. Le duc Luder resta ainsi vigilant, mais comme elle était encadrée par une délégation shamane d'une part et des courtisans de Stellaroc d'autre part — un marquis insignifiant en l’occurrence — il n'était pas plus inquiet que ça. Il se rappelait bien que c'étaient les délégations clergesses et expressionnistes à surveiller en priorité.

La douce musique un peu vieillotte que donnait l'orchestre de chambre du palais et l'absence totale de jeu politique sur le quel se concentrer fit ressentir au duc Luder ce repas comme un moment d’accalmie.

Ce qu'il ignorait était qu'il se trouvait dans l’œil du cyclone.

À la fin du repas, quand les desserts furent desservis, le son d'une petit cloche retenti, attirant l'attention de tous les convives.

Le majordome qui l'avait sonnée était au centre de la salle, au milieu de toutes les tables, à coté d'un solide guéridon nu.

Sitôt qu'il eut finit d'attirer les regards, il se retira. Gardénia se leva de sa place à table et rejoignit le guéridon en quelques entrechat rapides. D'un bond leste, elle se positionna sur le guérison, debout, s'apprêtant à faire une annonce.

"Meseigneur·es, permettez moi d'interrompre votre repas. Je sais que vous attendez l'instant doucereux du thé et du café avec une gourmandise mesurée, mais je me dois de vous retirer ce plaisir."

Des murmures parcoururent les tables.

"Malheureusement, comme la plupart des grandes gens ici présentes le sais, le père de notre hôte bienveillant, l'archiduc Furance Edson le Droit, qui avait abdiqué il y a cinq pour cause de maladie, a succombé à l'ire des dieux d'en-bas et a rejoint l'Autre Monde il y a quelques jours."

Le couple Luder, ainsi que la plupart de nobles présents étaient au courant, ils avaient été prévenus du décès de Edson-père par les sujets de l'archiduc au moment de leur arrivée à Stellaroc, juste avant le début de la cour.

"Pour l'honorer, son fils aimant l'archiduc Aras Edson Sans Faille, ainsi que son loyal gendre l'archiduc consort Garbane Edson, vous convient à son inhumation ce soir même, pour vous permettre ainsi de rendre un dernier hommage à cet homme que nombre d'entre-vous ont pu fréquenter ces dernières décennies et, si vous le souhaitez, assister à son dernier voyage.

"Ainsi, en lieu de collation suivant d'ordinaire la chère, je vous propose de lui accorder une libation, une prière et, pour ceux qui se sentent attachés à feu ce bon souverain, un précieux présent.

"Nous officieront les hommages ici-même, dans une heure, puis nous formeront une procession funèbre qui nous mènera jusqu'au port où la dernière veillée aura lieu. Nous enverrons le corps de feu l'archiduc rejoindre les dieux quand la lune Minas sera à son zénith, et la mâtiné de demain sera consacrée au deuil."

Un silence funèbre tomba sur la halle. Tous les courtisans étaient au courant de cette démarche, mais au moment où ils furent prévenus quelques jours auparavant, la date précise de l'hommage n'avait pas encore été décidée. C'était donc une petite surprise pour tout le monde.

"De manière exceptionnelle et sur demande du châtelain du Palais Étoilé et exécuteur des dernière volonté de feu son père, j'aurais l'immense honneur d'être l'ovate qui officiera son départ et dirigerai les prières destinées aux dieux qui emporteront l'honorable vers sa prochaine vie."

Cette dernière annonce fit un petit effet dans l'assemblée. Personne n'osa piper mot, mais un grand nombre de sourcils se levèrent et quantité de mâchoires tombèrent. L'ovaterie n'était pas une tâche aisée, il fallait connaître sur le bout des doigts les préceptes et les dogmes des dieux locaux. Gardénia était une bardesse itinérante, il y avait peu de chance qu'elle connût les dieux de Stellaroc et des contrées alentour. Elle avait dû être particulièrement bien formée pour l'occasion.

Et quand bien même, cette démarche était plus qu'hors de l'ordinaire, elle frisait l'hérésie. Peut-être était-ce une des dernières volontés de l'archiduc défunt ? Cela semblait peu probable, car celui-ci n'avait pas obtenu son surnom de "le Droit" en étant féru de barde. De ce que le duc Luder en savait, il détestait même ces engeances. C'était peut-être une demande de Aras Edson lui-même, mais dans quel but ?

Dans tous les cas, chacun accepta en silence cette anomalie. Après tout, en tant qu'invitée d'honneur du prince des lieux, elle avait toute légitimité à diriger les événements de la cour tant qu'elle avait l'aval du châtelain. En terme de protocole, on se trouvait du bon côté de la ligne, mais de justesse.

L'hommage funèbre eut lieu peu après, comme annoncé. La dépouille embaumée du souverain siégeait dans une bière à moitié redressée. Il était allongé sur un lit de fleurs multicolores et coiffé d'un diadème d'or serti de cornalines, qui ensemble représentaient les couleurs de la Tradition Alchimique.

Une longue bannière aux armoiries de la maison Edson, d'un fond pourpre liseré d'or, les couleurs de l'alchimie, brisée d'azur qui était la couleur historique des Edson, décorée de multiples meubles, notamment du Bleuet Naturel, le symbole majeur de l'alchimie, mais aussi du galion et de la cloche, représentant ensemble la branche principale de la ligné Edson, était étendue en longueur, accroché au cercueil par une extrémité, comme un long tapis d'honneur que personne n'oserait fouler.

Le seigneur Aras Edson, qui avait revêti ses habit cérémoniels où était cousu le blason de sa famille au niveau du torse, et Gardénia, qui pour la première fois affichait une mine solennelle, étaient montés sur une estrade, au-dessus de feu l'archiduc.

Les torches avaient été soufflées pour l'occasion et la seule source de lumière de la halle était les dizaines de bougies qui avaient été allumées le long de la traînée que formait la bannière.

Tour à tour, les seigneurs et délégation invités à la Cour de Printemps rendaient leurs hommages. Ils versaient une libation et disposait une offrande dans la bière. Les présents étaient soit précieux, soit symboliques. Puis chacun rendait ses hommage à Edson-fils, lui offrant parfois également un présent, avant de remercier sobrement l'officiante qui se trouvait à côté de lui.

Mais un fait hors du commun vint s'ajouter à cette cérémonie.

La délégation expressionniste, après avoir offert libation et présents au deux archiducs, tendit également un folio de cuir à la bardesse en plus des remerciement de mise.

"Et pour vous, ovate Gardénia, je vous offre en remerciement de votre office ces partitions que Furance Edson le Droit m'a un jour personnellement confié pour les troubadours de ma cour. Il est juste que vous en soyez l'héritière, et je vous invite à verser les quelques notes qui la composent durant l'oraison qui aura lieu ce soir."

Le duc Luder compris immédiatement de quoi il s'agissait. Les informations qu'il cherchait à intercepter. Il en était certain : cet acte ne faisait pas partie de l'étiquette et la délégation n'en retirerait aucune gloire. De plus, il était impossible pour les personne présente d'intervenir d'aucune sorte, ni même d'afficher la moindre émotion. Les regards des ducs Farel et Luder se croisèrent brièvement. Lui aussi était arrivé à cette conclusion.

C'était catastrophique. Sitôt que les hommages seraient terminés, Gardénia allait se retirer, prétextant de devoir travailler la pièce — qui n'existait sans doute pas — et mettre les documents en lieu sûr. Si elle s'y prenait bien, à un moment où le duc Luder ne pourrait se soustraire à l'assemblée, la partie serait perdue de ce côté là.

Et c'est ce qu'elle fit. Asas Edson invita tous les convives à allumer une dernière bougie, et somma à Gardénia d'aller préparer la procession.

Luder avait échoué sa mission. La seule chance qui lui restait était d'intercepter Gardénia avant qu'elle n'atteigne son commanditaire. C'était la situation qu'il voulait à tout prix éviter.

La duchesse Luder vint voir son mari juste après les hommages.

"Cher époux, je participerai à la procession et à la veillée. J'étais plus proche de feu l'archiduc que vous, il m'incombe d'y assister et j'insiste pour que vous vous recueilliez dans la solitude."

Le duc acquiesça. Entre les lignes, ça voulait dire Même si on nous a dit que la veillée était optionnelle, je me dois d'y assister. Continuez nos affaires de votre côté.

La procession prit forme dans la halle avec la solennité due à la situation. Nombre de seigneurs étaient présents, pour une grande partie poussés par le devoir de ne pas ternir leur image, malgré l a facultativité annoncée de leur participation. Des tambours signalèrent le début de la marche et en battèrent le rythme, accompagnés par un chant funèbre joué à la viole par l'ovate-bardesse.


"Esteven n'est pas présent ?", demanda Luder en entrant dans le même boudoir que la veille, où était déjà posé son ami le duc Farel.

"Non. Je lui ai confié une tâche, il ne devrait plus tarder. Réservez vos paroles en attendant."

Luder s'installa et se servit un verre un vin blanc des plateau de la Collerette, un autre cru arcaniste renommé, pressé dans le pays de Daeid.

"Bon, vous avez pu le voir, c'est la merde," soupira Luder.

Il pris une grande gorgée de vin, sans l'avoir laisser respirer.

"Vous excuserez ma grossièreté, mais je pense que c'est approprié."

Le duc Farel le scruta d'un œil morgue.

"La partie n'est pas finie, Wolas. Et ça peut peut-être vous surprendre, mais je préférerais que vous surveilliez votre langage, si ça ne vous dérange pas."

Luder leva un sourcil surpris.

"Et bien, mon ami, vous avez malgré tout assez changé. Il y a quelques années, c'est moi qui vous rabrouait pour vos familiarités."

"Les temps changent, mon très cher duc."

Farel fit tourner la liqueur dorée dans son verre, puis en sirota une gorgée.

"Et comme je vous dit, la partie n'est pas finie. Les festivité de la Cour de Printemps durent en général deux semaines, nous avons le temps de nous rattraper."

Luder secoua la tête. "C'est nous qui jouons contre le temps, puis-je me permettre de vous rappeler."

Farel n'était pas convaincu. "Et pourquoi ça ? La seule contrainte chronométrée — si j'ose dire — à laquelle nous étions soumis était d'empêcher la récupération des informations par... vous savez-qui. Maintenant, on a tout le temps qu'on veut — dans l’intervalle approximatif de ces deux semaines — pour savoir où intercepter l'espionne."

Luder se renfrogna, la mine hautaine. "Où en êtes-vous à ce propos ? On ne vous a pas vu de l'après-midi. Vous étiez occupé à cette affaire, je présume ?"

Le duc Fader eu un ricanement un peu gêné. "Pas exactement. J'avais une affaire plus urgente à régler avec la roture de la ville. Mais ça a été vite géré, comme vous avez pu le voir."

Luder n'était pas satisfait. Il toisa son compatriote d'un air sévère.

"Mais j'ai tout de même quelques informations", repris le duc de Mirid, "a priori, la... cible repartira par les routes, pas par bateau. Si on croise ça avec nos prévisions, elle n'ira ni en territoire druidique, ni sur la côte de Gaelid."

Luder fut intrigué par cela. "Il y a une chance qu'elle reparte vers le diant ?"

"Maigre, mais oui. Mais maigre chance malgré tout. Mes pronostics se tournent plutôt vers la plaine de Balanciel ou le pays de Toel-vit."

"À voir. C'est trop maigre pour tirer des conclusions. Elle pourrait quand même se rendre, par exemple, au Cercle Akva en faisant un crochet par les terres, pour on-ne-sait quelle raison. Ou bien encore pour nous tromper." Luder se pinça l'arrête du nez. "Quoi que vous en pensiez, il ne faudra pas lésiner. Nous perdons le contrôle de la situation à une vitesse alarmante."

Fader rit de bon cœur. "Vous vous méprenez. La situation n'est pas pire qu'avant, au fond. C'est juste que nous n'avions pas autant de contrôle sur celle-ci que nous le pensions."

Luder ne partageait pas son humeur. "Il n'y a pas de quoi s'en réjouir."

"Gardez confiance," rassura Fader en buvant son vin, "on est loin d'être à bout de ressource."

Luder s'apprêta à lui demander des précision, mais il fut interrompu par des coups sur la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux longs. C'était Esteven.

"Entrez", ordonna le duc Fader. Esteven apparu dans l'embrasure puis referma derrière lui.

"Alors ?" lui demanda son maître.

"Monseigneur, je pense avoir des nouvelles d'importance." Il marqua une pause pour remplir le verre des deux ducs. "J'ai réussi à entrevoir une discussion de couloir avec la personne que vous m'avez demandé de surveiller qui vous intéressera sûrement."

Les deux princes se penchèrent en avant pour permettre au valet d'énoncer son rapport en toute discrétion.

"J'ai surpris la princesse Hilvalbasqué, duchesse dauphine du prince du Cercle Akva, tenter de démarrer une discussion avec Gardénia, dans un couloir de l'aile princière. Cette dernière a tenté tant bien que mal de s'en soustraire, mais la princesse insista lourdement, prétextant une affaire de toute première importance et de message de la part de son père, pour la citer. Gardénia est parvenu à s'en échapper, mais malgré son masque d'impassibilité j'ai décelé une grande gêne dans sa voix."

Farel écarta les bras dans un sourire radieux. "Vous voyez, Wolas, que l'affaire progresse ! Sans nul doute que la jeune princesse voulait parler de l'affaire qui nous presse au détriment de la discrétion qu'exige la bardesse.

"Vous avez fait suivre Gardénia ? Êtes-vous sot ?" s'exclama Luder, sentant la panique naître devant l'inconséquence d'un tel acte auprès d'une espionne de rang international.

Le duc Farel nia avec amusement. "Vous me pensez stuipide à ce point ? C'est la princesse shamane que j'ai fait suivre. C'est une novice qui n'a pas l'expérience nécessaire pour dérouter mon brillant majordome."

Luder en fut soulagé, au point de laisser un bruyant soupir s'échapper.

"Esteven, dorénavant je veux que vous gardiez un œil sur Hilvalbasqué, voir si elle tente d'approcher de nouveau la bardesse. Rapportez-en directement à moi ou au duc Luder si jamais c'est le cas."

"Bien monseigneur." Sur ces mot, le valet s'inclina et quitta le boudoir pour garder la porte comme il l'avait fait la veille.

Luder restait prudent. "Pourquoi la bardesse ne prend-elle pas le bateau, alors, si sa destination est le Cercle Akva ?"

Farel haussa les épaules. "Croyez-en mon expérience, un navire devient une souricière dès que vous savez que vous êtes poursuivi. Elle est trop prudente pour risquer de se faire intercepter sur un esquif, surtout si elle sait qu'on cherche à l'empêcher de rejoindre sa destination."

Rien ne pouvait rassurer complètement le comploteur Luder. Il avait un mauvais pressentiment. "Essayez de vous renseigner sur les prestations artistiques au Cercle Akva, demain. Ça devrait confirmer cette hypothèse, et nous donner sur la date exacte de son départ. Le cas échéant, sa prochaine étape sera sans doute Port-Étoile. Nous prendrons le bateau jusqu'à là-bas, où je ferai jouer des faveurs pour l'empêcher d'aller en terre shamane."

Fader eut l'air surpris. "Comment comptez-vous vous y prendre ? Empêcher une bardesse de passer une frontière n'est pas chose aisée."

"Le comte de Tombriane est un ami. Il convoquera Gardénia auprès de son duc pour lui demander de prendre le barde apprenti de sa cour en pupillage. Elle trouvera sans doute le moyen de refuser, mais elle devra répondre à la convocation si elle ne veut pas flétrir son image, surtout si sa couverture est un simple concert. Ça ne devrait pas la retarder plus d'un jour ou deux, mais ça devrait être suffisant pour soudoyer l'écurie du duc et l'empêcher de reprendre convenablement la route, en faisant tomber ses chevaux malade, par exemple. En abattant correctement nos cartes, on devrait la retarder suffisamment longtemps pour qu'elle rate la date de son concert."

Fader n'en fut pas plus éclairé. "Et donc ? La finalité de cette mascarade est ...? "

Luder bu une gorgée de vin blanc. "Si à ce moment-là on fait courir une rumeur d'espionnage, cumulé avec le fait qu'elle rate la date du rendez-vous, ça devrait être suffisant pour que son commanditaire se retire de l'affaire pour éviter un scandale."

"C'est un sacré pari, Wolas. Et beaucoup de logistique."

Luder écarta les bras. "Vous voyez une autre solution ?"

Le sombre duc Fader contempla la lie de son vin, perdu dans ses pensée. Un ange passa, un silence lourd tombant sur les deux comploteurs.

"Non."


"Monseigneur Luder ! Venez vite !"

Des coups mesurés mais insistant frappait à la porte de la chambre des ducs de Passy. Luder émergea, jeta un œil par la fenêtre. Il faisait encore nuit, on pouvait à peine distinguer un fin liseré rosâtre à l'horizon.

"Esteven, c'est vous ?"

Les coups cessèrent. "Oui monseigneur. Votre ami mon maître m'a demandé de venir vous quérir. Nous avons une urgence."

Le duc Luder jeta un coup d’œil à son épouse, qui émergeait également.

"Faites hâte, Wolas. Je vais rester à la cour."

Le duc Luder ne savait trop comment se vêtir. Il était encore en robe de chambre, mais ne voulait pas perdre trop de temps à s'habiller.

Il décida d'enfiler ses plus simples atours, délaissant les accessoires les plus compliqué à se parer, et se recouvrit de son grand manteau noir, dissimulant la simplicité de ses atours.

Quand il sortit de sa chambre, Esteven le pressa de le suivre. Les couloirs étaient vides en cette heure si matinale, seuls les serviteurs étaient levés, mais ils se déplaçaient dans des galerie dédiée, en marge des couloirs de marbre réservés à la haute.

"Vous-savez-qui est partie ce matin, tôt, " expliqua le valet en marchant. "La rumeur m'est parvenue, et j'ai prévenu votre ami mon maître le duc Farel. Il vous somme de le rejoindre aux écurie du palais."

Luder pressa le pas. La bardesse quittait déjà la cour ? En tant qu'invitée d'honneur, elle n'était pas sensée repartir avant la fin des festivité, en tout cas sans avoir une très bonne raison.

Ils arrivèrent aux écuries presque en trottinant. Le commis de service était en train de discuter avec Anajohn Wallas, sénéchale de la cour et chevaleresse au service de son altesse archiducale. Luder s'immisça en trombe et s'adressa directement au commis.

"Vous avez vu le duc Farel ? Où est-il parti ?"

Le commis fut surpris par cette incise et son regard jongla entre Luder et la sénéchale, qui elle fut étonnée qu'on l'interrompe.

"Duc Luder," dit la chevaleresse, "sauf votre respect, c'est une affaire qui..."

"Répondez-moi !" cria le duc en l'ignorant.

Le commis, effrayé par la violence de la requête et le rang de Luder, pointa vers les murailles. "il est parti en ville, vers le tri-quatriant."

La sénéchale lui lança un regard de réprimande au commis. Puis, s'adressant à Luder. "Restez en dehors de ça."

Luder l'ignora et quitta les lieux en direction de la ville.

Techniquement, le duc Luder outrepassait la chevaleresse Wallas. Mais en l’occurrence, quand il s'agissait d'affaires d'état dans l'enceinte de l'archiduché, la sénéchale avait préséance sur tout le monde excepté l'archiduc lui-même.

Mais Luder était assez doué pour s’improviser un plaidoyer si on oui demandait des comptes plus tard. Il en conviendrait, car une certaine crainte grandissait en lui à l'égard de Farel.

Tandis qu'il rejoignait la grande porte des jardin du palais pour quitter celui-ci, Esteven lui glissa "Monseigneur, je crois savoir où se trouve Farel en ce moment."

Sans s'arrêter, Luder tourna la tête vers lui, attendant qu'il enchaîne.

"Sachez juste que monseigneur mon maître le duc Farel a pleine confiance en votre jugement et se repose sur votre entier soutien."

La crainte de Luder grandissait. Il se stoppa. "Que voulez-vous dire ?"

Esteven repris une pose neutre un bref instant, le temps que le duc Luder retourne sa dernière phrase dans sa tête.

Puis il repartit au trot. "Suivez-moi."

L'avenue sur laquelle donnait le palais était une des deux principales artères de la villes. Celle-ci se rapprochait doucement de la côte en direction du port, tandis que son homologue suivait un chemin parallèle et joignait les deux portes principales de la ville, les deux communiquant par de larges rues qui se traçait sur un intervalle régulier.

En cette heure matinale, il y avait peu d'agitation dans les rues. Surtout des ouvriers qui descendaient en direction du port.

Luder suivait Esteven qui descendait l'artère en direction du port au pas de course. À chaque que ce dernier passait devant une des rues communicantes, il ralentissait pour l'observer un instant, semblant chercher quelque chose de particulier.

"Là !"

Au bout de la cinq ou sixième rue devant laquelle ils passaient en courant, Esteven s'était stoppé, le doigt braqué vers une ombre massive et difforme, en plein milieu de la rue de traverse.

Luder dû plisser les yeux pour comprendre ce qu'il regardait. Il s'agissait de chevaux. Une bête de monte et une bête de bât. Vu la qualité des étoffes qui les paraient, elles devait appartenir à une personne de noble lignée ou de riche bourgeoisie.

"La bardesse !" s'écria Luder quand il comprit ce qui s'était passé.

Avec Esteven, ils reprirent leur course en direction des bourrins, et rapidement il entendirent des voix s'élevant d'un venelle non loin.

"Pour la dernière fois, Gardénia, annulez votre voyage !"

Luder reconnu le timbre de son compatriote dès la première syllabe.

Une réponse fusa, cynique et cinglante. "Votre intelligence est à la mesure de votre courtoisie, Farel. Comprenez-vous les conséquences de cette situation ?"

Luder aperçu Farel de dos, ébouriffé et les bras croisés. La ruelle dans laquelle ils se trouvaient était en réalité une très courte impasse où s'amoncelaient des déchets. Juste au pied du mur, à quelques pas de Farel, se trouvait la bardesse, la posture nonchalante et le visage ennuyé, presque morne. Elle semblait ne pas considérer la pointe du stylet qu'un gredin entièrement vêtu de noir et le visage dissimulé derrière une étoffe pressait juste derrière son menton.

"Farel, bon sang, qu'est-ce que vous faites ?" s'écria Luder, sentant une certaine panique gagner son estomac.

"Si vous ne voulez pas y prendre part, restez à l'écart." cracha Farel l'assassin. "Gardénia, je vous ai laissé l'opportunité de sauver votre vie. Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même. Ce sont vos dernières paroles, choisissez-les bien."

La bardesse se mura dans un silence méprisant.

Farel attendit un instant, puis se tourna vers son sicaire.

Au moment où il hocha la tête pour ordonner la mise à mort, les deux ducs sursautèrent comme une ombre noire et démesurée les frôla à une vitesse déconcertante.

L'ombre se jeta sur le sicaire. Celui-ci eu juste à peine le temps de se rendre compte qu'il était attaqué qu'un coup de hache net et puissant lui arracha la jambe.

Il s'effondra au sol. Une simple giclée de sang maculait le mur derrière lui. L'ombre, qui tenait sa hache-kora d'une seule main, était le Juge Suprême, Tété-Hémobré.

"Boniface Farel, duc de Mirid et prince de Belvecol, je vous arrête au nom de l'Ordre des Juges Suprême, pour tentative d'assassinat et soupçon d'assassinat."

Il pointa son arme vers l'assassin d'un air menaçant.

Une voix familière se fit entendre derrière lui. "Veuillez nous suivre jusqu'à la sénéchaussée où vous serrez détenu le temps que l'Ordre des Juges Suprême décide de votre sort." Il s'agissait de la sénéchale.

Elle avait tordu les bras de Farel dans son dos pour lui apposer des fers sur ses poignets. Celui-ci était dans un état de sidération depuis l'interjection de Tété-Hémobré, et se laissa faire sans réagir.

Tandis que le duc assassin était emmené, le juge suprême s'approcha de Luder.

"Wolas Luder, duc de Primera et prince de Passy, veuillez décliner la raison de votre présence ici."

Luder aussi avait été sidéré par l'interjection violente du guide, mais il reprenait peu à peu sa contenance.

"Je... J'avais peur que le duc Farel commette l'irréparable quand j'ai eu vent qu'il était parti à la poursuite de la bardesse. Son valet m'a guidé jusque là, mais je n'ai su que faire."

Il souffla.

"Heureusement que vous êtes intervenu."

Tété-Hémobré fronça les sourcils. "Heusement pour la bardesse, ou pour vous ?"

Le duc roula des yeux. "À dire vrai, les deux. La bardesse et nous avons des conflits d'intérêts, cela ne vous aura pas échappé, mais rien qui ne justifie un meurtre."

C'est pas faute de l'avoir répété à cet entête de Farel.

Le juge suprême scruta les alentours. "Vous avez parlé du valet de Farel. Où est-il actuellement ?"

À son tour, Luder regarda autour de lui. Aucune trace de Esteven. Il s'était volatilisé.

"Je pense qu'il est de bon ton que je vous fasse une déposition complète, n'est-ce pas ?"

Le guide acquiesça. "Oui. Pour le moment vous n'êtes pas inquiété, au vu de ce que j'ai entendu, mais j'ai besoin d'en savoir plus sur le conflit susmentionné."

Luder hocha la tête. Il allait coopérer, dans la limite de ce qu'il s'était passé à Stellaroc. Pas besoin d'entrer dans les détails de son contrat avec le seigneur Salysium, le juge suprême saura se contenter du jeu de courtisan qui avait eu lieu ces deux derniers jours.

Le groupe commença à retourner au château, baigné dans la clarté du jour naissant, à travers l'avenue qui se peuplait de plus en plus.

"Au fait," demanda Luder, "Comment avez-vous fait pour intervenir aussi vite ?"

"La sénéchale est venue directement me quérir après qu'elle vous a vu à l'écurie. On avait assisté ensembles au départ de Gardénia, j'étais resté pas loin. En descendant l'artère, on vous a vu au loin bifurquer dans cette rue. Il n'a fallut que de quelques instants pour vous rattraper au pas de course."

Ce n'était pas une coïncidence que le juge suprême soit aussi vigilant, aussi tôt le matin. Il en savait plus qu'íl ne le disait.

Luder releva un détail qui était survenu lors de l'arrestation.

"Vous avez dit que le duc Farel était arrêté pour soupçon d'assassinat, en plus de la tentative qu'il a fait aujourd'hui."

Le guide s'arrêta et se tourna vers le duc.

"Un triple meurtre qui a eu lieu il y a deux semaines à la frontière de l'Expressionnisme et de la Foi. J'aurais quelques question à vous poser à ce sujet également."

Bon sang, un triple meurtre ? Farel a fait assassiner les envoyés qui devaient rencontrer Gardénia tantôt ? Il ne reculait décidément devant rien.

Ils arrivèrent dans l'office de la sénéchaussée, qui se trouvait dans l'enceinte du plalais, en marge des bâtiments principaux.

Farel, duc déchu, était menotté, assis sur une banquette, sous la vigilance d'un garde de la sénéchale, qui elle-même s'affairait à la paperasse derrière le bureau dédié.

Tété-Hébobré pris le duc Luder à part. "Comme votre compatriote est de caste noble, il est possible pour lui d'obtenir une liberté restreinte en attente de son jugement, sous condition que quelqu'un paie la garantie et se porte cautionnaire de ses agissements.

"Duc Luder, si vous ne vous portez pas caution de lui, le seigneur Farel devra rester aux fers jusqu'à son extradition, qui aura lieu dans une semaine, peut-être deux. Désirez-vous régler sa caution ?"

Luder, tout comploteur qu'il soit, porta un regard discret mais insistant vers celui qu'il considérait son ami. Celui-ci était décoiffé, la tête plongée dans ses mains menottées. L'ombre de lui-même. Assassin en série. À peine digne du titre de seigneur.

Farel avait été égoïste. Il avait absolument voulu faire réussir cette mission, parce que la réputation de sa famille en dépendait. Au détriment de ce que lui, le duc Luder, son commanditaire, avait désiré. Jamais un prince digne de ce nom ce porterait moralement caution d'un tel individu. Luder avait perdu, il en assumerait les conséquences. Mais jamais il se laisserait traîner dans l'infâmie dans laquelle s'était risqué le duc de Mirid. Il allait lui aussi devoir en assumer les conséquences.

Sans lever son regard, le duc Luder donna sa réponse au juge suprême.

"Non."


"Quelle magnifique soirée !"

Gardénia adorer ouvrir ses concerts sur une explosion de positivité. On ne s'en rendait pas toujours compte, mais l'ouverture d'une représentation était très importante pour établir l'humeur des spectateurs.

"Je suis tellement heureuse d'être ici, au Cercle Akva, avec vous tous, seigneurs et héros de la cour du doyen Hilvabarion !"

Bien sûr, il fallait toujours mentionner l'hôte de la soirée. Il fallait que tous le monde soit au courant que c'était lui qui avait permis cela.

"Je vais vous régaler de musiques, de poèmes, et bien entendu vous apporter des nouvelles du monde !"

Petite mise en bouche, pour élever les attentes.

Gardénia fit un tour sur elle-même. Tous les convives attendaient la suite, avec une impatience visible pour certains, un sourire gourmand pour d'autre, ou encore un stoïcisme maquillant mal leur curiosité pour ceux qui restaient.

Le plus dur était fait. Le reste, c'était la routine.

La bardesse commença à faire virvolter les notes jaillissant de son instrument, en les accompagnant de ses pas de danse qui était sa signature. Elle tournait avec légereté autour du brasier qui flambait joyeusement au centre du grand cercle formé par les seigneurs et les héros de la cour du Cercle Akva.

Le premier rang était assis par terre, sur des peaux réservées aux plus grand noms du pays. Le second rang, posé sur des rondins couché et des tabourets, était composé de leur suite et des personnalités plus mineures. Dans le fond du grand hall des fêtes dans lequel se déroulait le spectacle, les serviteurs de la cour et des nobles présents attendait patiemment que leurs maître leur indique d'apporter les plat. Seul le seigneur Hilvabarion, doyen de la ville, était autorisé à siéger sur du mobilier un tant soit peu moderne, à savoir un trône orné d'ivoires.

La première chanson que donnait Gardénia pour ce genre de festivité était toujours celle qu'elle interprétait avec le plus de virtuosité, pour satisfaire les attentes, tant qu'elle avait toute l'attention de son public. Les pièces plus calmes viendraient plus tard, quand les discussions commenceront à reprendre à voix basse et quand la faim poussera les convive à se concentrer un peu plus sur la nouriture.

À la fin de son morceau, comme à son habitude, elle playdoya sur l'amabilité de son seigneur.

"Grand doyen Hilvabarion, comme vou sle savez mon rôle de bardesse ne se limite pas au divertissement : je suis aussi porteuse de message. Aussi, ai-je eu l'honneur et la chance de croiser la princesse votre fille il y a peu, à la cour de printemps. Ainsi permettez-moi de vous transmettre ce message, qui vous est tout particulièrement destiné."

Par un petit tour de prestidigitation, Gardénia fit apparaître dans sa main le rouleau de cuir que la délégation expresionnisme lui avait confié, quelques jour auparavant lors des funérailles de feu l'archiduc de Stellaroc.

Hilbavarion n'était pas un courtisan de renom. Il ne put empêcher un sourire malin de fendre son visage bourru. Mais il conserva les apparences et remis à Gardénia une bourse bien lourde.

"Merci beaucoup, bardesse. J'en profite pour vous remettre vos gages, pour la soirée. J'espère que ce sera à la hauteur de votre prestation !"

Gardénia empocha son 'salaire' —dont seulement un petite fraction était effectivement le dû de son spectacle— et enchaîna en donnant des nouvelles du monde.

La représentaiton dura encore quelques heures, parsemé de chansons, de soli de viole, de poème et de petites histoires divertissantes que seuls les bardes savent glaner.

Quand Gardénia eut terminé, elle quitta la salle, laissant les convives se murger, et marcha à pas mesurés dans les rues deu centre-ville du Cercle Akva.

Au départ, elle était sensée repartir de nuit. Mais elle reconsidéra cette décision en sentant la fatigue lui picoter les orteils.

Je prendrai le premier bateau demain matin, ce sera plus sûr.

Quand l'aube finit par poindre à l'horizon, elle était prête au départ. Elle sortit la chambre qu'on lui avait attibuée au palais, et quitta la cour en prenant soin d'éviter de se faire voir par les valet qui préparaient la matinée de leur seigneur.

Dans les rues, elle croisa quelques un des seigneurs et héros à qui elle avait donné spectacle la veille, et qui faute de retrouver le chemin jusqu'à chez eux, s'était contentés de s'assoupir dans le caniveau.

En arrivant au port, elle n'eut aucun mal à trouver un capitaine qui accepterait quelques étoiles pour la prendre discrètement comme passagère.


"Ah, ma très très chère bardesse ! Je suis ravie de vous voir déjà de retour ! Vous avez pris le bateau pour rentrer ?"

La chambre de l'archiduchesse Am-Eldassif était plongée dans une pénombre studieuse. La seigneure d'Oasis était penchée sur on écritoire de voyage quand Gardénia est rentrée dans sa chambre. La nuit était tombée depuis un moment déjà, et la pièce n'était éclairée que par quelques chandelles.

"Mes hommages, votre altesse. Je suis ravie de pouvoir vous servir avec une célérité qui vous satisfasse."

L'archiduchesse balaya ces ronds de jambe du revers de la main. "Allons, ma petite, pas de ça ici. Nous sommes seules, tu peux reprendre ta familiarité usuelle."

Gardénia sourit. "Dans ce cas, puisqu'on me le permet, qu'est-ce qu'une dirigeante telle que vous fait dans une chambre aussi médiocre ? Il n'y avait plus de place au palais ?"

"Oh, ça ? Je ne voulais vous faire prendre le risque qu'on vous voit de nouveau à la cour. J'ai donc prétexté l'approche de mon départ pour prendre congé auprès de Edson. De toute façon les festivités ont été abrégées.

"Mais commençons pas le plus important : vous avez les documents ?"

"Bien sûr !" s'exclama Gardénia. "Donnez-moi juste un instant."

Elle se mit à l'abris du regard de la seigneure en passant derrière un paravent. Là, elle baissa ses braies et détacha le rouleau de vélin qui était attaché à sa cuisse avec deux lanière de lin. Puis elle se rhabilla et donna les documents à l'archiduchesse.

"Voilà une bonne chose de faite !"

Gardénia s'installa dans le fauteuil que lui indiqua l'archiduchesse Am-Eldassif. "À ce propos, quelles est la situation en ville depuis mon départ ? Dois-je m'inquiéter ?"

La diseuse secoua la tête. "Aucun risque. Après l'arrestation de Farel, le duc Luder s'est désolidarisé de lui. Il est reparti pour Passy il y a deux jours. Quant à Farel, il est en cours d'extradition vers Belvecol, la capitale de son duché. Il sera jugé dans sa propre demeure par Tété-Hémobré lui-même, après avoir entendu son plaidoyer. D'aucun s'autorise à dire que sa maison sera portée en infamie. Si c'est le cas, ce sera sans doute la comtesse de Mettelton qui sera favorite dans la guerre de succession qui s'ensuivra, c'est la seule qui a la force militaire de mater les autres vassaux du duché et elle a des liens de parenté éloignés avec la maison Farel. Dans tous les cas, le sang va couler à Mirid."

"Et bien, si je m'attendais à jouer le rôle du papillon..." ricana Gardénia.

"Oh, je ne sais pas si on peut vraiment parler d'ouragan, ce n'est qu'une guerre de vassaux. Et vous êtes beaucoup plus qu'un petit papillon dans cette affaire."

"Sans doute, mais j'aime bien l'image." Elle caressa distraitement ses boucles d'oreilles.

La grande archiduchesse d'Oasis s'avança sur son siège pour se rapprocher de la bardesse et prit un air coquin.

"Alors, dites-moi tout, comment vous y êtes-vous prise ?"

Gardénia ne put réprimer un rictus mi-amusé, mi-vicieux. "C'était très divertissant. J'ai dès le départ décidé de mettre la pression au duc Luder — je savais que c'était lui qui s'occupait des basses besognes de son duché. En me renseignant sur lui, avant d'arriver à Stellaroc, j'avais appris que le duc Farel était régulièrement son client.

"Je ne m'attendait pas à la visite de Tété-Hémobré — il a dû être mis au courant par les espions que j'étais sensée rencontrer tantôt mais que Farel a réussi à empêcher — aussi j'ai préféré prévenir toute annonce officielle de sa part, afin de garder le motif de sa présence confidentiel.

"Dès le premier jour, un serviteur du palais m'a fait savoir que la princesse Hilbavasqué cherchait à parler avec moi. J'en ai déduis que son père avait commis l'imprudence de me l'envoyer, peut-être pour confirmer le rendez-vous avec lui ? J'ai bien sûr tout fait pour éviter qu'elle me parle de l'affaire, mais je me suis dit que c'était un bon moyen de confirmer cette fausse piste auprès des ducs arcanistes. J'ai donc fait en sorte que leur valet surprenne un court échange entre elle et moi.

"La délégation expressionniste a fait un excellent travail pour me remettre les informations manquantes. Et juste à temps pour mon départ. Comme j'avais prévenu le seigneur Edson que je ne pourrais faire que l'ouverture des festivité de la Cour de Printemps et l'office des funérailles, j'ai pu m’éclipser juste après, comme prévu. Mon prestige l'a contraint à accepter. Et comme je lui avait conseillé de ne pas communiquer là-dessus pour ne pas décevoir ses hôtes, ça a pris Luder et Farel de court.

"Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette tentative d'assassina." Elle eut un rire nerveux. "Mais au final ça a servi notre cause, donc je ne me plaint pas.

"Il m'a ensuite suffit de copier et modifier les informations en chemin vers le Cercle Akva, profitant de la discrétion des relais de voyage sur la route, avant de les transmettre au duc de Gaelid."

L'archiduchesse acquiesça avec une fierté non-dissimulée pour son espionne.

Gadénia conclut son explication. "Maintenant, comme le prince du Cercle Akva, à cause des informations erronées que je lui ai donné, ne pourra pas faire une contre-offre assez bien pour le duc de la Jetée, vous aurez tout le champ libre pour faire la vôtre !"

L'archiduchesse Am-Eldassif acquiesça avec ferveur. "Bon travail, Gardénia, je suis fière que vous travailliez pour moi."

Elle s'alluma un cigare et en proposa un à la bardesse. Celle-ci déclina, comme d'habitude.

"Et vous alors ? Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez monté tout ça ?"

La cheffe de la tradition Linguistique s'inclina sur son siège en tirant une longue bouffée.

"Comme vous le savez, l'archiduc Salysium, prince de la Jetée, a découvert un lot de bijoux ayant appartenu à un antique seigneur. Mais contrairement à ce qu'il a dit aux ducs de Passy, il a prit soin de les identifier. Pour cela il a fait appel à des archéologues reconnus, gérés par une branche secondaire de la famille du comte de Rejal, qui est un vassal du duc de Méyis. Il sont loin de Oasis, mais ce sont tout de même des compatriotes. Alors quand ils ont découvert que ces bijoux avaient appartenu à ma famille, par solidarité nationaliste, ils se sont gardé de remettre le résultat de leur étude au duc Salysium et m'ont fait directement parvenir l'information, en attendant des instructions de ma part.

"C'est là que j'ai flairé l'affaire en or. Les archéologues avait entendu dire que le seigneur de la Jetée avait déjà entrepris de vendre les bijoux à des acheteurs discrets, même si à l'époque je ne savais pas qui exactement. Ça sentais le mauvais coup et j'en ai profité pour placer mes pions.

"Faire croire que le seigneur Hilbavarion du Cercle Akva était l'héritier de ces bijoux me permettrait de couper l'herbe sous le pied de Salysium, et de garder secret le fait que j'étais la véritable héritière. Le plan de Salysium était probablement de faire monter les enchères artificiellement, au nez et à la barbe des Luder. Si cela réussissait, il vendrait les bijoux au prix fort, acceptant la surenchère de Hilbavarion, sinon il respecterait le contrat établi avec les Luder, sans que ceux-ci ne le soupçonne de quoique ce soit.

"Mon projet à moi, dans tout ça, c'était de transmettre de fausses informations à Hilvabarion, le poussant à faire une offre en deçà de ce que Salysium peut se permettre, puis d'apporter la preuve du complot aux Luder, leur donnant un occasion de rompre le contrat. Ensuite, je ferais une contre-proposition permettant aux deux seigneur contractualisés de garder la face, tout en restant bien en-dessous de ce qu'avait originellement prévu de faire payer Salysium au propriétaire légitime."

Gardénia souriait de la retorserie de sa commanditaire. "C'est là que j'interviens, n'est-ce pas ?"

"Tout à fait. J'ai fait en sorte que vous vous trouviez à la cour de Hilvabarion au moment où il reçut la lettre anonyme de Salysium, l'informant de l'existence des bijoux et prétendant à sa légitimité — ce qui, je le rappelle, est un mensonge concocté par moi-même. Comme prévu, il vous a commandité pour acquérir les détails logistiques de cette transaction, que Salysium a commodément laissé fuiter. C'est également là-bas, à la cour de la Jetée, que vous avez appris que les autres acheteurs étaient les Luder.

"Et c'est ce qui a compliqué la tâche, vous l'avez remarqué. Les Luder sont des comploteurs expérimenté et accoquinés avec le duché de Farel et ses assassins. Mais vous avez réussi, malgré les meurtres lors de la première réunion et l'ingérence de Luder ici, à Stellaroc.

"D'ici quelques jours, Hilvabarion va faire une proposition de rachat naïve et insultante, que Salysium ne pourra pas accepter. Les Luder savent que les informations ont fuité, je n'ai plus qu'à leur apporter la preuve qu'elle vient de Salysium, et ce dernier n'aura d'autre choix que d'accepter l'offre que je lui ferai alors."

Gardéia hocha la tête. "Vu le bazar que la tentative d'assassinat à Stellaroc a causé, même une simple rumeur suffirait aux Luder pour annuler le contrat. Fichtre, peut-être même qu'il le feront sans votre concours."

"Nous verrons. Dans tous les cas, Gardénia, le rideau tombe pour vous. Vous avez accompli votre tâche avec brio, malgré les deux tentatives de meurtre à votre égard. Vous pouvez être fière de vous !"

La bardesse se leva et offrit une révérence outrageusement appuyée. "Je ne suis qu'une simple artiste entièrement dédiée à votre service."

L'archiduchesse ria devant le semblant de mélodrame offert par son espionne.

Mais à sa surprise, la violoniste resta debout.

"Vous m'excuserez, votre majesté, mais je vais devoir vous laisser, si nous n'avons plus rien à nous dire. Je vous avoue que les discussions que j'ai eu avec Wolas Luder on réveillé mon appétit artistique, et qu'il me tarde de retourner au pays des druides pour jouer devant mon public préféré."

L'archiduchesse ouvra de grand yeux. "Vous n'allez pas partir en pleine nuit, quand même ?"

Gardénia haussa les épaule d'un air dramatique. "Que voulez-vous. Nous autres artistes, nous avons des lubies, vous le savez bien. Nous ne pouvons nous y soustraire, cela fait partie de notre génie."

Am-Eldassif éclata d'un rire franc. "Et bien, soit ! Mais soyez prudente."

La bardesse commença à partir, mais fit une pause dramatique juste avant d'atteindre la porte.

"Au fait, toute cette histoire m'a inspirée à écrire une pièce de théâtre, dont j'endosserai le rôle d'une simple troubadour aux prises avec d'immonde courtisans ripoux. Puis-je compter sur votre bienveillant mécénat ?"

L'archiduchesse leva son cigare en guise de salut reconnaissant. "Bien sûr ! Celle-là et les trois suivantes, même ! Je suis très satisfaite de votre travail !"

Gardénia lui accorda une magnifique révérence d'artiste.

"C'est un éternel plaisir de travailler pour vous."