Littérature:Les Ancolies sont Immortelles/Livre premier - Aube Hivernale/1 - Troène/1

De Magnus Codex


1.01
RecueilLes Ancolies sont Immortelles
LivreLivre premier - Aube Hivernale
Arc1 - Troène
TypeChapitre
ÉtatBrouillon

1.01

En sentant le sable brûlant rouler sous mes pieds endoloris, je réalisai une chose : le pire ennemi des voyageurs, ce n’était pas la fatigue, le soleil, la soif ou encore l’ennui – c’était la solitude.

Le voyage peut sembler être une période de transition – une ellipse dans le roman d’une vie – mais est en réalité loin d'être anodin. Et cela, pas seulement parce qu’il est factuellement long et éreintant – le soleil qui cramait mon chèche et les dunes qui ondulaient sous mes pas me le rappelaient bien –, mais aussi et surtout parce qu’il nous force à l'introspection.

D'après moi, après longue réflexion, la solitude nous renvoie toujours au poids du bagage qu’on porte. Que ce bagage soit matériel, comme mon sac, ma besace, mes vêtements et mon arme, ou immatériel, comme ce qu’on laisse derrière soi quand on prend la route.

Pour ma part, je ne saurais dire lequel des deux était le plus lourd.

C’est en apercevant une masse de gens et de montures amassée au pied d’un haut mur de pierre blanche que je réalisai qu’il ne s’agissait pas d’un énième mirage, mais bien de la première étape de mon voyage : le Bazar.

Le Bazar était la deuxième plus grande ville du Grand Désert. Située en son centre, à la croisée de toutes les routes, elle était le pôle commercial de toute la nation. De ce que j’en savais, elle était en majorité composé de souks, de boutiques, d’auberges et autres commodités à destination des voyageurs.

Mes pieds gémirent quand ils se rendirent compte qu’ils allaient bientôt pouvoir se reposer. “Courage,” leur dis-je, “juste une centaine de pas, et on y est !“.

Quand je fus suffisamment proche pour distinguer les personnes stationnées au pied des murailles, je remarquai qu’il s’agissait de caravanes marchandes qui étaient parquées à l’ombre du mur en attendant d'être contrôlées par la garde.

Je regardai autour de moi pour essayer de comprendre comment entrer en ville, quand j’aperçus un homme d’arme qui me faisait signe, devant une petite porte qui semblait réservée aux piétons.

“Montrez-moi vos papiers, s’il vous plaît.“ me demanda-t-il avec une lassitude travaillée, tandis qu’une collègue à lui, assise à une petite table devant un grand registre, saisissait un porte-plume.

Les deux gardes arboraient les couleurs violet et argent de la nation Linguistique. Leur armure de cuir portait le blason de la ville, et ils étaient tous deux flanqués d’une longue hallebarde.

Je donnai mes papiers d’identité et mon visa de voyage.

“Je vais avoir besoin de confirmer ces informations avec vous, d’accord ?” me lança-t-il. “Vous pouvez me dire votre prénom et votre nom ?“

Je m’exécutai. J’entendis la plume de métal crisser sur le papier. Aucun des deux gardes ne sembla y réagir. Je me sentis un peu rassurée.

“Ville de naissance ?“

“Estmo, pays de Slevaria, tradition Linguistique.“ lui répondis-je.

Il acquiesça. “Physiom ?“

Je le regardai d’un air ahuri. Je fis un vague geste de la main pour désigner mon visage et mettre en évidence ce qu’il voyait déjà.

Il soupira et précisa : “c’est la procédure, il faut que ce soit vous qui le disiez pour que ça soit consigné par ma collègue.“

Un peu surprise – mais pas très étonnée – par la sempiternelle futilité caractéristique des formalités administratives, je répondis donc :

“Arabesques argentées sur la moitié gauche du visage.“

La greffière me gratifia d’un “Très joli, d’ailleurs“, au moment où elle le consigna, ce que je trouvai franchement déplacé, mais je ne relevai pas.

“Pour quelle raison venez-vous au Bazar ?“ enchaîna le garde.

“Pèlerinage“, lui répondis-je simplement, en écho à ce qui était indiqué sur mon visa.

“Et combien de temps vous allez rester en ville ?“

“Une nuit“, du tac-au-tac.

“Très bien, ce sera tout, vous pouvez entrer.“


Bon, il faut juste que je trouve une auberge pour dîner et passer la nuit, avant de reprendre la route à l’aube.

Les rues du Bazar étaient étroites et bondées. Dans toutes les allées on pouvait voir des marchands qui avaient mis leurs étals devant leur maisons. La plupart des bâtiments était en pierre blanche et possédait au moins un étage. Comme on était le soir, ça faisait que les rues étaient sombres.

La majorité des gens que je croisait avaient la peau et les cheveux noirs, ainsi que les yeux bleus, ce qui est le phénotype caractéristique des gens du désert. Je croisais également quelques personnes au teint pâle, aux cheveux gris et aux yeux clairs, typique de Slevaria, le pays voisin.

Quant à moi, étant métisse, je me fondais dans la masse sans soucis avec ma peau noire et mes cheveux argentés.

La ville était inquiétante. Il y avait peu de panneaux et j’avais du mal à trouver une esplanade où j'aurais pu repérer une auberge. J’arrêtai quelques passants pour demander mon chemin, et on finit par m’en indiquer une qui rentrait dans mon budget. À peu près.

Dès que je passai le pas de la porte, je suis soufflée par une odeur de graillon. La salle à manger était bondée à cette heure, aussi je ne voyais aucune table de libre pour m’y asseoir.

Je fais quelques pas à l’intérieur. Il y fait plus chaud encore que dehors. Les deux serveurs doivent se tortiller pour passer entre les tables.

Il me faut moi-même me débattre pour atteindre le centre de la salle, d'où j’espère apercevoir, sinon une table vide, au moins une place libre à une table pas trop antipathique.

Malheureusement sans succès, car le seul tabouret qui n’est pas vissé sous un derrière se trouve à la table d’une femme patibulaire, reclue dans le coin le plus sombre de la pièce.

Mais mon corps hurle au repos et me supplie de m’asseoir. J’envisage un instant de sauter le repas et prendre directement une chambre, mais à cette perspective mon estomac desséché se joint à la supplique.

Je m’approche donc de la table. La femme, qui a clairement dépassé la moitié de sa vie, a le visage baissé sur son assiette presque vide et sa choppe de corma. Elle a les épaules deux fois plus larges que les miennes et des muscles saillant sur les bras. Sa peau est rouge et ses cheveux sont blonds et bouclés, un phénotype rare dans le coin.

Je remarque également son physiom, qui prend la forme d’ergos pointus courbés qui parsèment ses avant-bras et le dos de ses mains.

Juste derrière elle, contre le mur, se trouvent son sac de voyage – si grand que je ne pourrais pas soulever moi-même – ainsi qu’un grand gardard ayant l’air d’avoir beaucoup servi.

A SUPPRIMER -- Les gardards sont des armes, très lourdes, qui se présentent sous la forme d’une longue planche d’acier qu’on fixe sur son bras. La planche est prolongée par un gros épieu au bout.

A SUPPRIMER -- À l’aide d’une poignée, manie l’arme à deux main, à la fois pour se protéger avec la planche, et pour attaquer avec l'épieu. Les gardards sont des armes rares, car bien que polyvalentes, elles sont lourdes et difficiles à manier.

Cette femme est donc une guerrière.

Je l’interpelle. “Excusez-moi ?“

Elle lève vers moi des yeux d’un noir profond.

“Est-ce que je peux m’asseoir ? Il n’y pas d’autre place libre.“

“Oui, pas de soucis“

Elle me répond avec un fort accent. Mes soupçons se confirment : elle vient des steppes shamanes. Autrement dit, l’autre bout du monde.

“Merci”, lui dis-je dans sa langue.

Elle a l’air surpris, puis son rictus patibulaire s’efface un peu. “De rien.“

Je me déleste de mon barda et je vois son regard s’attarder sur mon arme. Un peu gênée – car je ne suis pas une vraie guerrière – je me justifie.

“C’est surtout pour me protéger, comme je voyage seule…“

“Tu as appris à t’en servir ?“

On continue à s'exprimer dans la langue shamane. Cette langue ne possède pas de forme de vouvoiement, ce qui fait que les shamans ont souvent des expressions familière. Moi, je trouve que ça leur donne un air chaleureux.

“J’ai pris des cours auprès de mon maître d’arme mais… c’est tout.“

Elle me dévisage un peu plus attentivement.

“Tu as quel âge ?“

“25 ans“

À ce moment elle se lève et fait signe pour qu’un des serveurs vienne. Je commande un bouillon de racines, qui est plat le moins cher que l’auberge propose.

“Moi je reprendrai la même chose,” déclare la femme, ”un ragoût de chèvre et un pichet de corma.“

Le serveur revient assez rapidement. Quand il pose le bol sous mon nez, j’ai la nausée. Le bouillon est âcre à l’odeur et mon ventre – pourtant vide – est déjà en train de se plaindre.

La faim est la meilleure des épices, je tente de me convaincre.

Au moment ou je m’apprête à plonger ma cuillère dans la mixture, l'épaisse main de la guerrière se saisit du bol et verse son contenu sur le sol.

Je la regarde, un peu choquée et ne sachant pas trop que faire, puis je la vois me tendre son assiette.

“Mange plutôt ça, c’est plus consistant. T’en a besoin.“

Puis sans autre forme de cérémonie, elle remplit les deux choppe.

“Merci,“ dis-je timidement.

Elle hausse les épaules. “C’est normal.“ Puis elle me tend sa paluche caleuse. “Au fait, je m’appelle Sarestide.“

Je la lui serre. Elle a la poigne ferme, mais douce.

“Enchantée. Je m’appelle Lim.“