Littérature:Autres/Le basilic d'Ancours

De Magnus Codex


Le basilic d'Ancours
RecueilAutres
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

Le basilic d'Ancours


J’attendais son arrivée avec impatience. Les cellules dans lesquelles on recevait les futurs internés étaient froides et austères, avec de le maigre mobilier était constitué d’une table et de deux chaises de métal. Les murs étaient blanc cassé et une large fenêtre barrée laissait entrer la lumière déclinante de cette fin d’après-midi. J’étais assis sur une des chaises, relisant le dossier qui contenait principalement des rapports de police et des témoignages recueillis par les journalistes. Ce n’était pas la première fois qu’on nous remettait un interne ayant un curriculum aussi choquant, mais cela fait partie des choses auxquelles on ne peut jamais vraiment s’habituer.

Le grincement strident de la porte métallique me fit sursauter. Le patient entra, menotté, suivi du garde qui en avait la charge. Ce dernier fixait l’homme avec méfiance. Il était empli de peur, même s’il essayait de rester flegmatique. Il me faisait penser à un phobique, un homme en proie à une peur absurde et ridicule, qui, quand il est confronté à sa nemesis, essaye de garder son calme pour ne pas être la risée de ses pairs. Je souviens parfaitement bien de son expression, car c’est quelque chose de peu commun chez les matons de notre établissement.

L’homme, quant à lui, contre tout ce que l’on pouvait imaginer d’un malade mental, avait l’air extrêmement sympathique. Il était plutôt bel homme, la chevelure blonde, le visage fin et démuni de pilosité. Il jetait des regard curieux un peu partout, avec une insouciance et un calme troublants. Il semblait incroyablement détendu et était totalement insoupçonable de folie. À un moment, le temps d’une fraction de seconde, mon regard croisa la sien par hasard. À ma grande surprise, je me rempli aussitôt d’une immense angoisse et mon sang se glaça. J’eû l’impression que quelqu’un avait enfoncé dans mon coeur un couteau de glace. Cette sensation disparu aussi rapidement qu’elle était apparue, nos regards s’étant croisés que très brièvement, mais il me fallut quelques secondes pour me rendre compte que j’étais intégralement tétanisé. La totalité de mes muscles s’étaient crispés comme si j’avais reçu une décharge électrique. Je respira profondément pour me détendre, puis fit signe à l’homme de s'asseoir. Le garde retira les menottes qui liaient ses mains, sorti sans lui tourner le dos puis claqua la porte.

“Albert Martel, c’est bien cela ?”

L’homme lançait toujours son regard distrait sur les murs qui l’entourait, et acquiesça d’un léger hochement de tête, l’air toujours aussi insouciant.

“Je vais vous poser quelques questions liées aux évènements qui ont provoqué votre transfert, d’accord ?”

Aucune réaction.

“Deux hommes ont été retrouvés éviscérés en bordure du...”

Je n’eû pas le temps de finir ma phrase que le regard vagabond de l’homme se braqua brusquement sur moi. Pour quelque raison, je fus pris de cours et perdit mon souffle. J’émis un claquement de gorge étranglé, avant de ravaler ma salive

“... en bordure du village de la Ferté-Maçon. En êtes-vous responsable ?”

Les yeux de cet homme étaient les plus troublant qu’il m’ait été donné de voir. J’avais l’impression qu’ils traversaient les miens pour lire directement ce qu’il y avait dans mon crâne. L’homme souria calmement sans cesser de me fixer.

“Ils se sont malheureusement donnés la mort eux-même”, répondit-il. “En proie à une quelconque colère, ils se sont infligés seuls les supplices dont la police m’a accusé.”

Quelque chose dans sa voix la rendait extrêmement convaincante. Même le moins naïf des hommes, pour peu qu’il soit inattentif, n’aurait pû mettre en doute ses propos. Je me surpris même à me convaincre intérieurement de la véracité des accusations qu’on lui avait porté, alors que j’avais les pièces à conviction sous les yeux.

Je continuais de lui poser des questions. Il continuait à me répondre, sans lâcher mon regard et sans que le mien ne puisse le lâcher. Il n’avait rien d’agressif, ni même d’intrusif, il laissait juste la profonde et désagréable impression que mon âme était un livre ouvert pour lui et que si, par défaut de magnanimité, il décidait de plonger dedans, il le pourrait sans effort..

Je passa le reste de l'entretien saisi d’une profonde angoisse. Toutes les réponses à mes questions étaient les même : contrairement à ce que disait le dossier, il n’avait tué personne. J’étais convaincu qu’il disait la vérité quand il disait n’avoir agressé personne. Néanmoins, il n’était pas innocent pour autant. Après presque une heure d’entretien à subir cet insoutenable regard, je sentais le profond besoin de me libérer, mais j‘étais psychologiquement bloqué face à lui. Je n’arrivais pas à le quitter des yeux, et je commençais à sentir la rage monter en même temps que la panique. L’envie de violence s’intensifiait de plus en plus tant le besoin de me soustraire à cette torture était insupportable. Je ne pouvais que trop bien imaginer ce qui se passerait si, comme les pauvres victimes de mon dossier, je restais plus longtemps en sa présence. À me voir ainsi paralysé par cet homme et souffrir autant par ces yeux, je comprenais aisément quel genre de circonstance pouvait amener un homme à s’infliger de lui-même de telles atrocités.

Alors que j’étais sur le point de craquer, il détacha brusquement son regard du mien. J’eû l’impression d’être violemment projeté en arrière, mes muscles se détendirent d’un coup et mon sang se refroidit.

“Vous avez fini, n’est-ce pas ?”

J’expira longuement. Mes mains tremblaient sous la table. La panique retomba peu à peu. Je jeta un coup d’oeil à mon formulaire : oui, j’avais fini. Avant même que je ne relève la tête, l’homme se leva et alla frapper à la porte. Lorsque le garde ouvrit, il se retourna et joignit ses poignets pour y accueillir les menottes. Je ne retrouva complètement mes esprits que lorsque la porte métalique se referma dans un claquement sec, me laissant seul dans le silence.

“Il est difficile de croire qu’il ait fait toutes ces horreurs, n’est-ce pas ?”

Je ne répondis pas à la remarque du directeur et me contenta de fixer le petit moniteur sur lequel on rediffusait l’entretien.

“Il n’a rien à voir avec nos patients habituels et je pense que ce sera un excellent pensionnaire. Il est preste, élégant, et d’un calme olympien...”

Comment faisait-il pour ne pas voir l’ignominie de cette homme ? Tout dans son apparence, dans ses mouvement, transpirait le malsain.

“... contrairement à vous, docteur.”

Je me retourna vers lui, ébaubi. Son visage était grave et le ton de sa voix semblait accusateur.

“Vous me paraissiez incroyablement tendu durant cet entretien et votre rapport sur le comportement de Martel est très exagéré, si on le compare avec ces images. Les sensations que vous avez éprouvées et rapportées me semble plus être due à du surmenage que le fait du patient lui-même.”

Je n’en revenait pas.

“Je vais passer l’éponge cette fois-ci, mais veillez à ce que cela ne se reproduise pas, quitte à prendre des vacances.”

C’est à ce moment précis que je reconnu le génie d’Albert Martel. Avant cela, je pensais que les policiers étaient simplement trop peu éclairés pour comprendre ce qui s’était réellement passé, mais que le directeur fasse fi du rapport de l’expert que je suis avec autant de dédain me fit réaliser la réelle puissance de cet homme.

“Et bien soit,” anonçais-je, “puisque vous me le permettez, je vais prendre quelques semaines vacances.”

J’avais choisi l’Inde pour m’éloigner le plus possible de l’asile. Les six premiers jours se passèrent sans encombre, si ce n’est que je n’arrivais pas à me sortir Albert Martel de la tête. Sur le moment, je m’étais dit que c’était dû au choc émotionel, mais aujourd’hui je pense qu’il y avait plus que cela. À l’aube du septième jour, je me sentis envahis d’un engourdissement étrange. Ma tête était anormalement lourde et mes pensées se mouvaient avec une nonchalence étrange. J’avais l’impression que mon esprit nageait dans une pâte molle. Malgré, je n’aurais pas été particulièrement troublé si n’était étrange que cette sensation (après tout, j’étais en vacance et saisissais la moindre occasion pour me reposer apathiquement), mais il y avait plus que cela. Je sentais au fond de moi une singularité, comme si une graine jusque là endormie commençait à pousser de manière intrusive. Cette sensation grandissait lentement, comme du lierre le long de mon âme et, devant cette lente mais certaine déchéance, commençait à sentir la panique monter en moi. Je compris ce jour qu’aucune distance ne pouvait défaire ce qui n’était pas physique, et ce mal qui commençait doucement à grandir en moi continuerais à me suivre même si je partais exil sur Aldébaran. Rien ne sert de courir, ni de se cacher, il faut trouver une autre solution.

Le soir même ou j’avais commencé à ressentir ce trouble, je m’envola pour la France et atterris au crépuscule du jour suivant. À peine sorti de l’aéroport, je pris un taxi pour rejoindre directement Ancours. Arrivé sur place, la nuit était déjà tombée, ce qui donnait à l’établissement un aspect lugubre, presque morbide. À ce moment, je me rappela pourquoi j’évitais le plus possible les heures supplémentaires nocturnes : les couloirs faiblement éclairés devenaient glauques, le grincement des portes métaliques résonnaient avec austèrité et la lumiere jaunâtre des ampoules donnait aux pensionnaires des airs de psychopathes.

Ce soir là en particulier venait s’ajouter à cette ambiance une profonde paranoïa, comme si j’avais envie et je craignais en même temps de croiser Martel dans un des couloirs. Je fis mon possible pour éviter l’aile des pensionnaires et me précipita du coté de l’administration pour rejoindre au plus vite le bureau du directeur. Le directeur était connu pour veiller tard dans son bureau et j’espérait l’y trouver malgré l’heure tardive. Arrivé devant sa porte, je remarqua qu’aucune lumière ne filtrait à travers la vitre en verre dépoli, indiquant que la pièce n’était pas éclairée. Je frappa quand même à la porte et, mon instinct payant, la voix du directeur m’ordonna d’entrer.

La pièce était sombre, seulement éclairée par une petite lampe de bureau disposée au dessus d’un ensemble de documents qu’examinait le directeur et un pale téléviseur miniature qui diffusait les informations du soir. À peine fus-je entré que le directeur s’exclama :

“- Déjà revenu ? Les nouvelles vont vite... “

J’étais intrigué.

“Quelles nouvelles ?”

Le directeur se contenta de tourner la tête vers le téléviseur. Je fus choqué d’y voir le portrait d’Albert Martel, accompagné du texte “Avis de recherche - Échappé d’asile”.

Je courrais à présent dans les bois, probablement ceux qui entourent Ancours, sans savoir vraiment comment je m’étais retrouvé là. Tandis que le froid et les branches fouettaient mon visage, je tentais de me rappeler les derniers mots qu’a prononcé le directeur :

“Viens à moi, avant qu’il ne soit trop tard”

Puis ce fut le trou noir et quand je repris conscience, je crapahutais dans la nuit à la recherche d’une chimère aux yeux de méduse. Je commencais à sérieusement douter de son existence, ou plutôt de son humanité, mais je continuais à courrir, happé par cet appel, giudé par cette voix inaudible qui murmure à mon esprit sans pour autant prononcer un seul mot. Mes jambe brûlais de douleur, mais chaque fois que je faiblissais l’allure, je sentais la graine plantée en moi s’enraciner un peu plus et s’approprier un morceau de mon esprit. Pendant un instant, j’avais l’impression que c’était elle qui me guidait et qui me menaçait de grignoter un peu plus de ma santé mentale si jamais je faisais mine de ralentir.

Combien de fois ai-je chuté ? Quelle distance ai-je parcouru dans le noir ? Étais-je devenu fou ? Je ne parviens pas à m’en rappeler. Tout ce dont je me souviens, c’est lorsque, débouchant sur une petite clairière, je m’arrêta brusquement sur l’ordre d’infernaux hurlements résonnant dans ma tête. Lorsque ma vision devint un peu plus nette, s’habituant en même temps à l’obscurité, je commença a distinguer la chose qui m’avait appelé à elle. Une chose, oui, car cette créature prenant les traits d’un Albert Martel toujours aussi détendu avait tellement de folie dans ses yeux qu’ils ne pouvaient pas être ceux d’un être humain. Je resta tétanisé quelques secondes, puis, sous le poids de la fatigue, des crampes et de la terreur, je m’évanoui.

La suite, les médecins me l’ont racontée : une patrouille de policiers qui battait le bois m’a retrouvé au petit matin, toujours comateux. Lorsqu’ils parvinrent à me faire reprendre conscience, ils me demandèrent pourquoi j’étais là. Soudain, sans prévenir j’entra dans une folie furieuse, blessant deux infirmiers. Depuis, je n’ai plus ouvert la bouche une seule fois, de peur que le moindre contact social ne me remémore cette soirée. Les psychologues ont conclu que j’étais victime d’une psychose post-traumatique et ont décider de prendre les mesures adéquat.

Du coup, me voici de retour dans cette salle, froide et austère, avec son mobilier métalique. Mais cette fois-ci, à mon grand malheur, je suis du mauvais coté de la table. Alors que le jeune médecin me récite les questions que je connais trop bien, je vois posé sur le journal du jour qui annonce en gros titre :

“Après quatre jours infructueux, la police abandonne la recherche d’Albert Martel.”

Une petite voix en moi soupire, soulagée.