Littérature:Autres/L'épopée fabuleuse de Rowan Carter

De Magnus Codex


L'épopée fabuleuse de Rowan Carter
RecueilAutres
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

L'épopée fabuleuse de Rowan Carter

Aussi longtemps que l’humanité peut s’en souvenir, l’homme s’est toujours posé la question “Comment ça marche ?”. Et depuis l’aube de l’humanité, il a tenté d’y répondre. D’abord faites de théologie, puis de science, les réponses à cette question ont été de plus en plus nombreuses, détaillées, précises et, en toute objectivité, justes. Mais quand l’humanité sera à son crépuscule, quand elle aura répondu à toutes les variantes de cette question, peut-être se rendra-t-elle compte qu’elle se fourvoyait et que la véritable question, celle qui mène à une réflexion profonde et d'innombrables autres réponses n’est pas “Comment”.

Par une froide nuit de fin d’hiver, enfermé dans son bureau à sa table de travail, en train d’observer passionnément l’effet gyroscopique d’une toupie lestée sertie dans un socle de plastique, Ethan Carter se posa la véritable question.

Pourquoi ?

Cette homme de trente-cinq ans avait pendant plusieurs années étudié les sciences physiques et, en cartésien convaincu, était persuadé qu’il était possible d’expliquer et de comprendre tous les phénomènes physiques, sous la forme d’équations, d’axiomes et de théorèmes. Mais en faisant jouer le gyroscope entre ses doigts et en sentant cette force amusante tenter de dérouter ses mouvements rotatifs, une citation d’un de ses professeurs d’université lui revint : “La science ne détient pas la vérité de l’univers, mais est plutôt un moyen de la concevoir et de l’utiliser. On est capable d'expliquer comment l’univers se comporte, mais nul ne sait ni ne peut concevoir ce qui cause réellement ce comportement.”. Ce souvenir avait profondément secoué Carter, qui d’ordinaire n’était pas spécialement attentif à la philosophie des sciences. La déclaration de son professeur revenait aux fondamentaux de ce que sont les sciences. Au final, la discipline scientifique n’est qu’une étude inductive de l’univers, qui ne dépeint en rien son essence. On ne comprend pas l’univers, on le décrit.

Sur cette pensée vagabonde, la sonnette de l’appartement retentit. Carter posa son jouet et se leva pour aller ouvrir. Il découvrit sur son palier un grand homme vêtu d'un imperméable gris sur lequel fondaient encore quelques-uns des flocons de neige qui tombaient en cohue dehors. Il était coiffé d'un vieux fedora qu’on aurait cru sorti d’un film de gangster des années 80. Il leva son nez enflé, ce qui révèla un visage bourru aux joues couturées. Il planta un regard à la fois las et ferme dans les yeux azur de Carter, et prononça ces mots :

“Vous êtes bien le professeur Ethan R. Carter ?”

Carter fut violemment surpris d’entendre employé son deuxième prénom, même sous forme d’initiale. Depuis qu’il avait emménagé dans la région, il avait seulement utilisé son premier prénom, même pour les documents officiels. Un homme qui connaissait son second patronyme – ou tout du moins, son initiale – devait venir de bien loin.

L'étranger considéra l’absence béate de réponse un court moment, avant de reprendre :

“J’aimerai discuter quelques instants avec vous. Puis-je ?”

Émergeant de sa stupeur, Carter aquiesça sans un mot et s’écarta pour laisser entrer son visiteur. D’un geste de la main, il désigna le salon, vers où l’étranger se dirigea alors. S’arrêtant au milieu de la pièce, ce dernier balaya le mobilier d’un bref regard circulaire et s’assit sur la chaise la moins confortable, qui s’avérait également être la plus proche du radiateur. Carter, reprenant un peu de contenance comme il s’enfonçait dans son fauteuil préféré, posa la question de courtoisie coutumière.

“Que puis-je pour vous, monsieur ?”

L’homme se tenait droit comme un “I” sur son siège, et avait les yeux toujours à mis chemin entre fatigue et détermination.

“Comme je vous estime un tant soit peu, je vais être direct avec vous, professeur.”

Il fit une courte pause qu'il appuya de son regard toujours plus ambivalent afin de mettre en emphase l'importance de ses propos.

”J’aimerai que vous interrompiez vos travaux universitaires. Ils représentent un grand danger pour les sciences physiques.”

Carter se sentit décontenancé. Il avait certes étudié la physique et la chimie par le passé, mais cela faisait plusieurs années que ses études s’étaient orientées vers le monde des mathématiques. Il avait même fait une thèse dans ce domaine ! Il ouvrit la bouche pour le rectifier, mais l’importun l’interrompit d’un geste de la main tout en enchaînant :

“Je sais que vos travaux sont purement mathématiques, mais il y a une chose que vous devez savoir : vous êtes en passe de découvrir un outil qui sera capable de transcender notre vision actuelle de l’univers — et de la science dans son intégralité.”

Tandis que Carter se demandait ce que pouvait bien être une “transcendance” de la vision de l’univers, l’homme continuait.

“Je comprends à quelle point il est absurde de demander à un scientifique d’abandonner l’idée de faire progresser la science… mais je connais peut-être quelque chose qui pourrait vous convaincre.”

Carter, qui par la force des chose avait était resté silencieux pendant la quasi intégralité de leur échange, revêtit alors un air intéressé. L’homme sortit de sa poche un petit rectangle de papier cartonné, de la taille d’une carte de visite, qui portait une écriture manuscrite. Il tendit le carton à Carter, tout en disant :

“Rendez-vous à cette adresse, à la date et l’heure mentionnées. Je sais que vous êtes quelqu’un d’occupé, mais cela en vaut vraiment la peine. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, mais si vous vous rendez à l’adresse que j’ai noté, vous comprendrez de quoi je parle.”

Carter observait avec intérêt la griffe que son invité lui avait tendu. Il y avait effectivement une date et une heure, mais pas à proprement parler une adresse. À la place, on pouvait lire des coordonnées géographiques, sous forme de latitude et longitude. En se demandant à quel lieu elles pouvaient bien correspondre, le professeur releva les yeux vers son invité. Mais le siège en face de lui était désormais vide. Il accouru à la porte, qui se trouvait entrebâillée, et sorti sur le seuil. Il semblait entendre des bruits de pas dans la cage d’escalier, mais il n’en était pas certain. Pendant un bref instant, il se demanda s’il n’avait pas rêvé cette discussion,  tant elle avait était nébuleuse, mais le carton dans sa main le rappela à la réalité.

Le rendez-vous était pour la nuit du surlendemain. Une escapade nocturne à deux heures du matin attendait le professeur s’il décidait de se rendre là où l’inconnu voulais qu’il aille. Cet homme louche qui n’a même pas donné son nom… À bien y réfléchir, il semblait dangereux de s’aventurer en des lieux qu’un inconnu a recommandé sans réelle justification. Malgré son sens de la curiosité qui commençait à hurler en lui, il décida de porter mûre réflexion avant de prendre toute décision.


Durant les deux journées qui le séparait de son rendez-vous, Carter n’avait cessé de songer à l’invitation. Il était tiraillé entre l’excitation de la découverte promise et l’angoisse que cela ne soit qu’une très mauvaise blague, sinon pire. Il avait beau remuer cela dans sa tête, il n’arrivait pas à s’imaginer ce qui pouvait l’attendre de si merveilleux. Mais il se répétait aussi cette maxime dans sa tête : La science ne comprend pas, elle décrit. Cela était tellement vrai, tellement évident, que c’en devenait frustrant. Quelque part, Carter espérait que l’individu avait raison, et qu’il existait une vérité ultérieure à la science. Un peu comme la science l’avait été pour la religion à une époque – époque où les seules vérités était religieuses.

Carter repensa aussi à son second prénom. Il l'avait délaissé pour oublier une partie de son passé, partie qui l'avait autrefois hanté jusqu'à ce que la seule solution soit de s'enfuir, loin de tout, quitter son travail et sa femme pour sombrer dans l'ivresse scientifique qui est aujourd'hui son quotidien. De ce passé ressurgirent alors ces mots, ces trois mots crié par la voix rauque de son propre père.

"Ethan Rowan Carter !"

Au moment où ses mots résonnèrent dans sa tête, Carter courba pavloviennement l'échine, l'image de son paternel muni de sa sempiternelle ceinture de cuir noir obnubilant son esprit. Son corps se raidit, se préparant à la punition à laquelle il était horriblement habitué, même en sachant pertinemment que cette fois elle ne viendrait pas. Il ne savait pas pourquoi, mais l'évocation de son patronyme au complet réveillait toujours ce traumatisme lové au fond de son être. Il l'avait inconsciemment associé à ce cri, à cette appel qui précédait toujours les punitions qu'il craignait tant. Il avait réussi à s'en soustraire il y a quelques années, en s'enfuyant sans dire mot à personne et en refaisant sa vie dans une autre ville, loin de son ancienne vie. Alors pourquoi ? Pourquoi cet étranger était revenu, tel un spectre, pour lui faire ressurgir cette psychose ? Devait-il à nouveau tout quitter pour s'enfoncer à nouveau dans un ascétisme intellectuel plus profond encore ? Pourquoi le passé revenait ? Pourquoi ?


Le jour J finit par arriver. Carter avait prit un taxi pour se rendre sur le lieu indiqué par l'étranger. Les coordonnées qu'il lui avait donné correspondait à une colline déserte en marge de la ville. Il fallait une petite heure de voiture pour s'y rendre, ainsi Carter décida de partir en avance pour ne pas manquer l'heure du rendez-vous.

Depuis sa crise de l'autre jour, il n'était plus parvenu à se concentrer réellement. Incapable de réfléchir, il avait décider de jouer le tout pour le tout et de prendre le risque. Après tout, sa vie ne serait que terne s'il restreignait tel un geôlier cette curiosité gourmande qui l'avait autrefois fait prendre le chemin d'une carrière scientifique.