Littérature:Autres/Escalier des cieux

De Magnus Codex


Escalier des cieux
RecueilAutres
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

Escalier des cieux

Dans la pénombre de son cockpit, la lumière sombre et pâle des instruments de contrôle se reflétait sur le teint mat et sec de son visage fatigué. Bien que cela n'était pas son habitude, Lo-Mo était intensément concentrée. Elle n'était pas concentrée sur son pilotage -- il n'y avait que le vide intersidéral autour du vaisseau, et ce pour encore plusieurs heures de voyage -- mais elle écoutait attentivement le bruit que produisaient moteurs, turbines, carlingue. Elle effleurait tout juste ses manettes, ressentant les vibrations passant à travers toute la coque jusque dans les arbres de transmission. Elle écoutait… ressentait...

Quelque chose n'allait pas. Elle n'avait rien décelé de précis, ni même de perceptible, mais elle avait l'intuition qu'il y avait quelque chose ne tournait pas rond. Après plusieurs centaines d'heures passées aux commande du même engin, elle avait appris à l'écouter, s'était habituée au concert de vibrations et sons qui en émanait, ce qui l'a amenée à ressentir les troubles bien plus loin que ce qu'il était possible de discerner à froid.

D'un geste sec, elle tira sur les gaz à fond, ce qui coupa le voyage supraluminique d'un seul coup, lâchant le vaisseau comme une pierre dans l'espace, à une vitesse quasi-relativiste. Elle sauta hors de son fauteuil et se dirigea d'un pas assuré vers la salle machine.

La salle machine du Scala ad Caelum était étroite et peu ergonomique. Conçue pour être la plus compacte possible, les opérations de maintenance étaient acrobatiques, et les séances de révisions particulièrement laborieuses.

Lo-Mo avait ses propres méthodes. Comme la turbine supra-luminique était coupée et que les gaz du moteur principal étaient à zéro, seul le ronronnement sourd du moteur principal et celui des boosters d'asservissement faisaient vibrer le métal rutilant des machines. Lo-Mo passa doucement sa main sur chacun des engins, les yeux mi-clos, cherchant le grain de sable qui enrayait toute cette belle mécanique. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver ce qu'elle cherchait : en passant ses doigt fins et calleux sur le turbocompresseur principal du moteur subluminique, elle sentit un léger jeu. Elle repassa la main plusieurs fois dessus pour s'en assurer, ce qui ne fit que confirmer son ressenti.

Elle entreprit alors d'activer la commande d'arrêt d'urgence, coupant littéralement toutes les machines. Le vaisseau fut alors baigné dans une lueur rougeâtre, et le Scala ad Caelum n'était vraiment plus qu'un vulgaire morceau de métal lancé à toute allure dans l'espace.

Lo-Mo déboîta d'un coup sec le turbocompresseur et commença à l'examiner à l'aide de sa lampe frontale. Les joints avait l'air d'être dans un état acceptable, mais l'arbre reliant les turbines était sacrément usé, probablement à cause du lubrifiant de mauvaise qualité qu'elle avait dû acheter, faute de moyens, lors de la dernière maintenance. Malheureusement, ce modèle de moteur subluminique ne pouvait fonctionner et gérer une vitesse relativiste sans turbocompression. Sans voyage relativiste, il n'y avait pas de moyen d'entrer dans une fenêtre supra-luminique. De même, sans turbocompression il n'était pas possible de ralentir et donc de s'arrêter. Sans turbocompression, il n'était donc pas possible de voyager entre les planètes et les systèmes.

Pour le moment, le turbo était encore utilisable. Lo-Mo pouvait très bien se rendre sur la station la plus proche pour le faire changer. Mais cela serait prendre deux risques. Le premier serait que le turbo lâche avant d'arriver, ce qui rendrait impossible tout freinage et donc tout accostage. En plus, sortir d'une fenêtre supra-luminique vous propulse à vitesse relativiste et à distance lointaine de votre destination, avec peu de précision sur la vitesse et direction. Il n'y a donc aucune chance que cela se passe bien si l'arbre lâche à ce moment-là. Le second risque -- et le plus embêtant pour Lo-Mo -- était que cela serait se mettre à la merci de l'organisation qui gère et administre ladite station. Si jamais on apprenait qu'une pièce essentielle de son vaisseau était tombée en rade, Lo-Mo pourra être sûre qu'on lui ferait payer le prix fort. En sachant que l'Alliance autorisait les créanciers à imposer des crédit long-terme contre réparations, même mineures, ce serait s'endetter à vie que de se rendre sur une station.

Après une vaine fouille dans la réserve, Lo-Mo pesta contre l'étroitesse de ce vaisseau qui empêchait une abondance de pièces de rechange et décida de prendre la seconde option qui s'offrait à elle : fabriquer elle-même l'arbre de turbine.

...

Quelques semaines plus tard, un homme grand et bourru, au visage usé et boursouflé, astiquait machinalement les timbales humides dans lesquelles il servait habituellement ses liqueurs insipides aux clients de son bar. Bien que la soirée était chargée en terme de clientèle, il s'ennuyait. D'ordinaire, à cette heure avancée de la nuit, il y avait bien au moins une ou deux bagarres qui avait déjà éclaté, impliquant en général quelques-uns de ses habitués préférés. Mais ce soir, rien. Pas une bagarre, pas même un habitué. À croire que tous les gentilshommes de la station était descendus dans ce boui-boui des bas-quartier pour prendre un verre. Ridicule.

C'est pour cette raison que lorsqu'une pilote qu'il connaissait bien entra dans le bar et se pointa directement au comptoir il afficha un de ses plus larges sourires.

"Lo-Mo ! Ça faisait un bail ! Je te croyais cannée ! railla le tenancier en guise de salutation. Toujours à ramasser les petits contrats de l'Alliance ?

- Un vase, s'il te plaît, j'en ai bien besoin, répondit la mercenaire, ignorant la question.

- Et un vase pour la beauté !"

Alors que le tenancier déposait maladroitement un demi-litron de bière devant elle, Lo-Mo fit mine de sortir son porte-monnaie. Le barman l'interrompit.

"Non non : celle-là elle est pour moi ! Ça me fait vraiment plaisir de te voir, tu sais ?"

Lo-Mo lança un regard appuyé à son ami tout en plongeant sa main dans son morlingue.

"J'insiste", prononça-t-elle en détachant les syllabes.

Elle plaqua sa main sur le comptoir, qui tinta d'un son métallique. En la retirant, elle laissa le barman découvrir une unique pièce, frappée d'un symbole singulier : deux vaisseaux en perspective sur fond de supernova. En voyant cela, le tenancier émit un soupir suivi d'un rire nerveux.

"Après tout ce temps, tu t'es enfin décidée, hein ?"

Le regard de Lo-Mo ne changea pas, dur et déterminé.

"Suis-moi en arrière-boutique."

Sans se soucier ni de sa bière ni du regard des autres clients, Lo-Mo emboîta le pas à son ami qui disparaissait derrière la tenture qui menait à l'arrière de son bar. Là elle découvrit un genre de petit salon de fortune, où se groupait une demie-douzaine de personnes aussi singulières que hétéroclytes. Ils regardèrent tous la nouvelle arrivante d'un air entendu, avant que le barman n’annonce :

"Lo-Mo, bienvenue dans la Résistance !"