Littérature:Petit Jardin en Fleur/La cour de printemps

De Magnus Codex


La cour de printemps
RecueilPetit Jardin en Fleur
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

La cour de printemps

Stellaroc, printemps de l'année 408 du Deuxième Âge.

Ce n'était pas la première fois que le seigneur Luder participait à la célèbre Cour de Printemps de la cité de Stellaroc. C'était même son terrain de jeu préféré.

Pendant que sa femme —la titulaire des terres de Primera et seigneure en titre de la cité de Passy— s'occupait de toute la mascarade protocolaire, lui vagabondait avec un air enjoué pour saluer tous ses homologues qui étaient présent dès le matin du premier jour de la cour.

Les halls du château de Stellaroc avait des airs de campus universitaire, et pour cause c'en était un, non sans rappeler au seigneur Luder la grande Université de Ketarop-sur-Lac au sein de laquelle il avait passé quelques années de sa vie à étudier l'économie et la logistique.

En tant que consort, l'étiquette était plus laxiste envers lui et il pouvait saluer avec amicalité les seigneures et les seigneurs qu'il appréciait le plus. Ainsi fut-il heureux de constater que son vieil ami, le seigneur Farel, était lui aussi présent pour l'ouverture de la cour.

"Wolas, mon ami !" s'exclama le seigneur Farel à la vue de son compatriote. "Comment allez-vous !"

"Ça fait du bien de voir autre chose que des courtisans de la tradition Divine, pour une fois !" répondit l'intéressé en ayant bien fait attention à ce qu'aucun des courtisans mentionnés ne fut à portée de voix.

"Je comprends ! Moi-même suis encore éreinté de la Cour Exaltée de l'Enclave, fut ce-t-elle finie depuis deux mois !"

Il échangèrent des amitiés, en commentant notamment qu'ils étaient les deux seuls courtisans arcanistes de l'assemblée, à leur grand dam, mais que les cours alchimiques étaient bien plus agréables que leurs cousines des pays voisins — les cours shamanes étaient trop rustes et les cours de la Foi protocolaires à outrance.

Ils avaient comme à leur habitude déjà dénombré tout·es les grand·es seigneur·es qui devaient y être présent. Bien entendu le seigneur Edson, leur hôte, seigneur de Stellaroc et dirigeant de la tradition Alchimique, ainsi que trois de ses cinq vassaux directs.

En terme de représentants étrangers, on pouvait voir les deux seigneurs de la Foi dont les cités étaient sur la Mer Intérieure, et qui donc entretenait des relations privilégiées avec Stellaroc et toutes les villes portuaires du Golfe Étoilé. Pour la même raison, la seigneure shamane du Cercle Akva était également parmi les convives, ainsi que le seigneur diseur de Uestea.

Mais la présence la plus surprenante de tous ces dignitaires était celle de la seigneure Am-Eldassif, dirigeant de Oasis et de tout la tradition Linguistique. Elle avait dû faire en bateau un trajet qui contournait toute la côte désertique, passait l'Isthme de l'Ombre et traversait la Mer Intérieure dans toute sa largeur, aussi c'était un grand honneur pour la cour. Sans doute avait-t-elle quelque affaire importante a discuter avec le seigneur Edson.

Aucuns des grands seigneurs de l'Expressionnisme, du Perfectionnisme ou du Druidisme n'étaient présents en personne, sans doute freinés par la distance terrestre qui séparait leur nation de celle de l'Alchimie — bien que le pays druidique soit directement relié au Golfe des Élément par un cours d'eau, mais d'aucun savait que voir un seigneur majeur du Druidisme à une cour de complaisance était chose rare.

Bien entendu, tous les grands seigneurs absents avaient envoyé une délégation les représentant, et d’innombrables seigneurs et seigneures mineures était présentes, mais ni les uns, ni les autres n'intéressaient le seigneur Luder.

Luder nota qu'il était le seul seigneur consort ayant fait le trajet avec sa femme. C'était un luxe qu'il pouvait se permettre car leur dauphine était largement en âge de gouverner, et ils aimaient la laisser aux commandes de leur fief quand ils étaient absent — la seigneure Ester Luder était vieille, et elle songeait sérieusement à abdiquer, autant commencer doucement la passation du pouvoir.

Le seigneur Edson, hôte de la cour, n'était toujours pas visible parmi les convives. L'ouverture officielle de la cour était prévue pour midi, et le protocole exigeait qu'il laisse ses invités discuter sans lui jusque là.


Peu avant midi, alors qu'on attendait l'arrivée imminente du seigneur des lieux, un invité surprise fit son entrée.

Les plus jeune courtisan ne connaissait pas son visage mais Luder le reconnu presque immédiatement : il s'agissait Tété-Hémobré, un Juge Suprême particulièrement influents dans la région du Triant.

Il portait un long tabard noir frappé du Point-Moyeux, le symbole des guides, sur une armure lourde. Sur ses spalières de cuir noir avait été cousu au fil d'argent l’Œil de Nacre, le symbole des Juge Suprêmes — qui, Luder n'arrivait pas à en démordre, ressemblait à un œil dont la pupille était représentée par le Point-Moyeux, ce qui le pertubait en terme de symbole. Il avait une hache démesurée —un kora— dans le dos, et faisait partie des rares classes sociales pouvant se permettre ce genre d'accessoire inopportun à la cour d'un seigneur majeur.

Le Juge Suprême avançait avec solennité sur le tapis pourpre qui traversait la halle dans sa longueur, tous les regards tournés vers lui. Sa brigandine qui descendait jusqu'aux mollets claquait sur ses grèves de métal à chacun de ses pas, résonant dans le silence qu'avait invoqué son arrivée inattendue.

Il avait jeté un froid.

Il s'arrêta au milieu de la salle, toisant sans mot dire l'ensemble de l'assemblée.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par la clameur d'une viole, quelques longues notes tristes, perçant le silence.

La musique provenait des tentures qui couvrait l'accès aux parties privée du château, juste derrière le trône. Tous les regards s'y tournèrent.

L'instrument se lança alors dans des envolées lyriques, trahissant une virtuosité notable.

On s'attendait à voir apparaître le seigneur Edson, mais ce fut une toute autre personne qui surgit de derrière les tentures.

La femme qui se révéla était incroyablement jeune. La trentaine, tout au plus. Sa grâce fut la première chose qui frappa l'assemblé car elle arriva en faisant une pirouette sur la pointe de son pied, avant d'enchainer quelques autres pas de dans et entrechats.

Puis, on se rendit compte que c'était elle qui jouait de la viole. Sa virtuosité s'accentua à mesure qu'elle enchaînait des notes de plus en plus rapides, sur des pas de danse de plus en plus rapides et complexes.

Puis, le reste de sa beauté se révéla à mesure qu'on détaillait son visage parfait, son teint doux souligné par un maquillage simple mais splendide, ses yeux en amande approfondis par le noir intense de ses iris, ses membre fins et agiles, ses parures faites rubans de soies teintés de blanc et de toutes les nuance de turquoise, virevoltants au fil de son ballet.

Pour couronner le tout, deux très longs rubans incarnats tournoyait autour d'elle, semblant naître au coeur de ses cheveux au niveau des tempes, qu'on identifiia rapidement comme étant son physiom.

La bourrée dura quelque minutes, au cours desquelles elle suivit un lent parcours la menant au centre de la halle. Le son de la viole enivrait tous les convives et le silence qui l'accompagna fut aussi religieux que contemplatif.

Ce fut à l'issue de quelques virvoltes autour du Juge Suprême qu'elle conclut par une longue note soutenue sur un puissant vibrato qui, Luder l'entrevit, arracha une larmichette aux plus sensibles des convives.

Elle garda la pose pendant l'instant de quiétude qui s'ensuivit, gracieuse, une jambe tendue vers l'avant, la pointe effleurant le sol, les bras en suspension dans l'air, le menton levé, les yeux humide et le visage perdu dans un état d'émoi.

Un rugissement d'applaudissement éructa de la foule quand elle se relâcha sa posture et afficha un sourire éblouissant.

Elle s'inclina une douzaine de fois pour remercier ce triomphe puis, quand le silence fut revenu, prit la parole avec une voix aussi puissante qu'elle était douce.

Elle doit aussi être une excellente chanteuse, pensa le seigneur Luder en l'entendant.

"Merci à vous pour cet accueil digne des plus plus seigneurs de ce monde ! Je n'ai nul besoin de me présenter, vous savez tous qui je suis !"

Les moins dignes des convives crièrent son nom, "Gardénia ! Gardénia !", avec un laisser-aller qui firent naître des rictus gênés sur les lèvres des plus haut seigneurs — mais pas du seigneur Luder, qui avait un flegme à toute épreuve.

Bien sûr que tout le monde l'avait reconnue, c'était la bardesse la plus convoitée du monde, ces dernières années. Elle était tout à fait identifiable par le symbole tracé à l'or sur la table d'harmonie de sa viole et qui ornait ses oreilles en des boucles d'argent : un papillon posé sur une gardénia.

Le seigneur Luder savait qu'il s'agissait d'une gardénia, car c'est de cette fleur qu'elle a pris son nom, mais elle ressemblait en réalité à une fleur assez lambda, sur son symbole. Peu de gens connaissait l'existence de cette fleur, aussi aujourd'hui le mot 'gardénia' était plus associé à la personne qu'à la plante.

Luder réfréna un sourire. C'était la première fois qu'il voyait la bardesse en personne mais il l'avait beaucoup étudiée. Il savait que son pseudonyme n'était pas choisi au hasard, ainsi avait-il entre autres découvert que la gardénia était symbole de beauté, mais aussi du secret dans certaines culture.

Il jeta un œil à son ami le seigneur Farel, mais son regard braqué sur l'artiste ne trahissait aucune émotion.

"J'ai aujourd'hui la chance, que dis-je, l'insigne honneur d'être non seulement l'invitée d'honneur de la Cour de Printemps, mais également de vous introduire votre hôte: le grand, le splendide seigneur de Stellaroc, grand dirigeant de la tradition alchimique, Aras Edson !"

Tel le souverain qu'il était, le seigneur Edson surgit de derrière les teintures avec grâce, écartant le pans des deux mains, un sourire suffisant aux lèvres. Il rejoignit son trône avec une démarche de majesté.

La théâtralité de l'annonce enjoignit les courtisan à applaudir son arrivée, mais les clappements étaient notablement plus discrets que la clameur triomphale qu'avait reçue Gardénia.

Cette dernière s'inclina bien bas devant le souverain, les bras écartés dans une révérence d'artiste. Le seigneur des lieux, avant de s'assoir sur son siège fait d'or et de bois rares, pris la parole.

"Je vous souhaite à toustes la bienvenue à Stellaroc ! J'espère que le voyage jusqu'ici à été plaisant, et remercie les plus éloignés d'entre vous d'avoir fait le trajet en personne."

Cette phrase s'accompagna d'un regard appuyé à l'attention de la seigneure d'Oasis, dame Am-Eldassif.

Il continua son discours d'accueil en présentant les différentes festivités qui étaient organisée pour les jours suivants — ce qui n'intéressait pas le moins du monde le seigneur Luder, qui était venu pour une toute autre raison — avant de remercier individuellement chaque seigneur et chaque délégation, accompagné à chaque fois d'un compliment creux.

Seigneure Luder avait rejoint son époux au début du discours, et juste après que le seigneur Edson ait présenté le couple à l'assemblée, elle lui glissa dans la main un petit papier chiffonné, que le seigneur Luder s'empressa de ranger dans la poche de sa redingote.

Quand le discours d'introduction fut terminé et que les convives recommencèrent à se disperser pour finir de saluer les uns et les autres, Luder jeta un coup d’œil rapide au petit papier.

Une simple lettre y était écrite : G.


Le soleil jetait des rayon rose à travers les hautes fenêtres de la halle quand le seigneur Luder avait finit de saluer tous les convives ait échangé quelques paroles de complaisance avec eux.

Il était fatigué de cet exercice — qu'il considérait être le devoir de sa femme uniquement — mais il ne souhaitait pas faire de vague et se comportait comme le préconisait l'étiquette.

Il jeta un coup d’œil à la seigneure Luder. Cela faisait une heure qu'elle échangeait des banalités avec le seigneur de Port-Arcane tout en forçant un sourire qui devait paraître naturel, et il eut une pointe de compassion pour elle, pour qui l'étiquette était encore plus stricte.

Mais il ne s'attarda pas et rejoignit son ami et compatriote le seigneur Farel.

Celui-ci changea son sourire de courtisan en un sourire sincère quand il le vit arriver à sa rencontre.

"Alors, Wolas, qu'avez-vous pensé de la prestation de la splendide bardesse qui nous fait l'honneur de sa présence ?"

"Mon ami, j'en suis tellement ébloui que je songe à m'intéresser un peu plus à ses prestations."

Les deux regards se tournèrent vers l'intéressée, qui encensait l'assemblé d'un concerto calme évoquant la saison naissante, accompagné de l'orchestre de chambre attitré à la cour de Stellaroc. Le seigneur Luder n'en fut pas sûr, mais il lui sembla accrocher

"Vous êtes toujours un grand amateur de musique, à ce que je vois. Je ne voudrais pas vous importuner avec ce menu sujet maintenant, mais que diriez-vous d'en discuter avant le coucher, ce soir ?" Il s'approcha de Luder avec un rictus complice, sans pour autant baisser la voix. "Mon valet a apporté une bouteille issue des meilleurs cépages de Mirid, et vous êtes la personne qui saura l'apprécier au mieux, j'en suis sûr."

Le seigneur Luder lui rendit son sourire complice en inclinant la tête.

Ayant entendu la fin de leur conversation, le seigneur Edson lui-même se joignit à eux en claquant des doigt à l'intention d'un de ses serviteurs.

"Messieurs ! Je vous entends parler de bon vin, alors permettez-moi de vous faire goûter le nectar que l'on fait pousser sur les plateau des Monts Dichos !"

Il fit un geste d'amitié, levant ses mains comme pour leur toucher le dos, sans le faire réellement bien sûr, ce serait contraire à l'usage.

Un domestique arriva avec un plateau comportant trois flûte de vin vermillon, qui dégageait une odeur doucement âcre, ainsi qu'une flopée de petit fours qui faisaient office de repas pour toutes cette première journée.

Le seigneur Edson distribua les verres et commença à encenser les vignerons du pays d'à côté, qu'il avait lui-même subventionner en tant que dirigeant de la nation, parce que vous comprenez, c'est un climat unique qui règne sur ces montagnes, et ce sont les meilleurs cépage de l'Alchimie qu'on peut y trouver et ce serait dommage de gâcher ça.

Ils discoururent ainsi jusqu'à l'arrivée du soir, bercés par la douce musique de chambre qui nimbait la halle, entouré des discussions qui s'amenuisaient au fil de la fatigue qui commençait à reparaître sur le visage et dans les paroles des courtisans éreinté de leurs trajets respectifs.

Ils furent finalement sauvés par le seigneur shaman qui n'avait pas encore eu l'occasion de présenter sa plus jeune fille au seigneur de Stellaroc, et Farel put enfin conclure l'échange de tantôt en signalant à Luder qu'il lui enverrait son valet au moment opportun.

Le seigneur Luder entreprit de se rejoindre sa femme pour terminer la première journée de cour en sa compagnie — lui-même sentait la fatigue poindre — mais fut interrompu dans sa course pas une autre des convives.

Il s'agissait de Gardénia, qui s'était visiblement éclipsée de l'orchestre. Luder en fut surpris. Il jeta un coup d’œil au musiciens, et constata qu'un autre instrumentiste avait remplacée la bardesse. La transition avait si bien orchestré que personne n'avait l'air de s'en être rendu compte.

"Vous êtes le seigneur Luder de Passy, si je ne m'abuse ?"

Bien sûr qu'elle avait retenu son nom et son titre, pensa Luder. Les bardes sont des courtisans à par entière, et celle-là était particulièrement douée en tant que telle, si les rumeurs était vraie. Elle n'aurait aucun mal à retenir le patronyme d'une quarantaine de convives.

Le seigneur Luder lui sourit et la félicita pour ses prestations, l'affligeant de compliments courtisaniers — une expression à lui, qui lui servait à décrire des paroles aussi insipides que détaillées — afin de se parer d'une armure d'étiquette.

Mais Gardénia ne s'y heurta pas, et poursuivi la discussion avec une familiarité qu'aucun seigneur ne se serait autorisé.

"Vous êtes sacrément populaire mon cher ! Saviez-vous que vous avez une admiratrice secrète ? Elle m'a d'ailleurs chargée de vous remettre ceci."

Dans un tour de passe-passe qu'il n'avait pas vu venir, Gardiéna sorti de sous les rubans qui enrobait ses vêtement une fleur pourpre fraîchement coupée.

Luder ne la reconnaissait pas. Elle avait un pistil démesuré dont les anthères ressemblaient à des petite fleur jaunes. Ses pétales étaient triangulaires et était réparties à plat tout autour du calice.

Sans attendre, Galénia accrocha la fleur à la boutonnière de Luder et ajouta "Bien entendu, inutile de me demander de qui elle provient, une de mes attributions en tant que bardesse consiste à conserver une touche de mystère."

Elle conclut le très court échange d'un clin d’œil et disparut derrière les teintures qui la séparait des parties privées.


"Messieurs, Château Scintillant rouge 389. Très bonne année."

"Merci Esteven. Servez-nous deux verres que l'on puisse déguster ça."

Le valet fit retentir le son rond et délectable du bouchon tiré hors de la bague de la bouteille avec une expertise entraînée, et versa le liquide sombre dans deux tulipes estampillées du blason de la maison Farel.

"Ça fait plaisir de vous revoir, Esteven," salua avec sympathie le seigneur Luder. "Je constate avec envie que l'âge n'a pas émoussé votre dextérité."

"Je fais de mon mieux pour servir comme il se doit les grands hautes gens de notre nation, monseigneur."

Il s'inclina, puis quitta le petit boudoir dans lequel les deux seigneurs s'était installé.

"Très bien," lança le seigneur le Luder en reprenant son sérieux. "Vous êtes sûr qu'on ne sera pas dérangés ici ?"

Farel saisit son verre avec légèreté et gourmandise. "Esteven va monter la garde devant la porte, ne vous inquiétez pas, mon ami. Essayez plutôt de vous détendre. Nous avons beaucoup de choses à nous dire."

"En effet. Commençons alors.

"Comme vous l'avez deviné, c'est bien elle notre cible. Et ça ne nous facilite pas la tâche."

"Votre femme a pu l'identifier alors ?"

"Évidemment. La délégation de Huluk-du-guide est venue spécialement pour ça, après tout."

"Bien bien. En effet, ça complique les choses. C'est même, d'après moi, la pire issue possible."

"Mais logique," continua Luder, "qui de plus à même qu'une bardesse pour glaner des informations et leur faire passer la frontière sans le moindre soupçon ?"

Comme il commençait à être bien aéré, le seigneur Luder trempa ses lèvres dans le vin. Il se détendit instantanément à la saveur douce mais complexe de l'alcool arcaniste. Il sentit une vague d'ivresse lui monter lentement à la tête. Rien à voir avec le vin léger et fade de Dichos. Il perçut de la prune, de la myrtille, une très légère amertume herbeuse typique des cépage avoisinant le Marais Fertile, et un subtil arrière goût de noix.

Le seigneur Farel fit rouler la liqueur dans sa bouche, inspira de l'air pour bien saisir toutes les saveur, avant d'avaler à son tour.

Luder reprit. "Comme vous le savez, l'objectif de l'espionne — Gardénia — n'est pas Stellaroc, mais elle est sensé y retrouver une délégation supposée lui transmettre les quelques informations qui lui manquent, avant de les livrer ailleurs, dans un notre pays."

Farel hocha la tête. "Je suis désolé que notre réseau d'espions n'ai réussi à avoir plus d'informations sur celui-ci, mais il est plus que probable qu'il s'agisse d'une délégation interprète ou clergesse. Voire peut-être diseuse, mais peu probable."

Luder haussa les sourcils. "Les perfectionnistes sont hors de tout soupçons ?"

Farel acquiesça. "Oui, on nous a confirmé que les espions adverses étaient sensés se rejoindre à la frontière de l'Expressionnisme et de la Foi. Si un espion perfectionniste avait traversé la nation expressionniste, je l'aurais su. Les suspects dans cette entreprise sont l’Expressionnisme, la Foi et la Linguistique."

"Bravo à vos alliés de Miesfant d'avoir empêcher cette réunion, d'ailleurs."

"Oui, sans ça nous n'aurions pas cette opportunité aujourd'hui."

Chacun se plongea dans une réflexion silencieuse tout en profitant du vin.

"Comment procédons-nous, alors ?", s'enquit le seigneur Farel.

"Je suggère que vous vous occupiez de savoir où Gardénia va se diriger ensuite. Vous devriez pouvoir glaner ces informations de courtisans qui s'intéressent à sa carrière musicale. Les bardes ont cette tendance de voyager de cour en cour.

"Pour ma part, je me charge d'identifier qui possède les informations qui lui manque. Si j'arrive à les intercepter elle sera bloquée et ne pourra les livrer à ses commanditaires."

Le seigneur Farel s'inquiéta "Vous êtes sûr de ne pas vouloir inverser les rôles ? Vous êtes un musicophile notoire, ça vous aiderait à vous renseigner sur le trajet de la bardesse."

Luder hocha la tête. "Oui, pour une raison bien particulière." Il baissa les yeux sur la fleur toujours accrochée à sa boutonnière. Farel leva un sourcil intrigué, "Qu'est-ce ?"

"Un cadeau de notre espionne elle-même. Elle est passée me voir à la toute fin de la journée pour me la donner. Mais je ne connais pas sa signification."

"Un instant, on va vite être fixés." Le seigneur Farel se leva et alla toquer cinq coups à la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux long.

Le valet entra derechef. "Monsieur ?"

"Esteven, êtes-vous capable d'identifier cette fleur et sa signification."

Le valet se pencha sur la boutonnière du seigneur Luder. Il effleura de sa main gantée les pétale, en prenant bien soin de na pas toucher la redingote du noble.

"C'est une Zinnia. Une fleur qui pousse à l'orée de la Jungle Interdite, près du pays de Tohuta, mais en plaine uniquement, pas dans les mairais."

Il fit un effort de mémoire. "Si je me souviens bien, l'offrir a pour signification : Faites attention."

"Au premier degré bien sûr, ce n'est pas sensé être un avertissement" s'empressa-t-il d'ajouter.

Le seigneur Farel congédia le valet et repris sa place dans son fauteuil de velour.

"Ce n'est pas censé être une menace, mais bien sûr que c'en est une." conclut le seigneur Luder. "Voilà qui confirme qu'elle connait mon implication personnelle dans cette histoire."

Farel secoua la tête. "Ce n'est pas surprenant, ce sont des informations qui concernent votre maison qu'elle a volé."

Le seigneur Luder était incrédule. "Pourtant, ma femme est là pour servir de tampon et me permettre d'opérer en toute sérénité. Ça fait longtemps que c'est le cas et ça a toujours marché — jusque là. Ça complexifie la partie."

"Que comptez-vous faire, au sujet de la fleur ? La garder serait un signe de soumission, en quelque sorte, et si les autres courtisans la reconnaissent, vous pourriez devenir la risée de la Cour de Printemps."

"À ce point ?" s'étonna le seigneur Luder.

"Oui," confirma Farel, "en terme de symbolisme, les enjeux sont toujours plus grands quand une bardesse est impliquée. D'aucun l'aura vu vous l'offrir, et sans parler de s'en débarrasser, il serait plus sage de lui fournir un genre de réponse."

"Comme par exemple une autre fleur à votre boutonnière ? C'est envisageable ?"

Le seigneur Luder secoua la tête. "Ce serait complexe. Je ne sais pas quelles fleurs je puis me procurer rapidement, ici, et il faudrait que ce soit raccord avec mes habits de demain. Afficher un cadeau n'induit aucune faute de style, mais si je 'répond' comme vous dites, il faut que je le fasse dans les règles.

"Cependant, je n'ai pas encore choisi les parures que je porterai demain. Je vais y réfléchir."

Un ange passa. Les deux compères étaient de nouveau en pleine réflexion, tentant d'anticiper les pions qu'ils pourront placer lors de la deuxième journée de la cour.

"Au fait," demanda le seigneur Farel, "ça ne me regarde peut-être pas, mais comment est-il possible que les informations que nos adversaires désirent ont pu se retrouver séparées ainsi ? "

"Comme vous le savez, les détails du contrat secret que ma maison a conclu avec la ville de la Jetée ont été glanés au sein de celle-ci, à notre insu. Mais nos adversaires ont également besoin des détails logistiques de la livraison des marchandises, que nous avons déléguée à une de nos maisons vassales. Ces derniers ont été volés à la cour de Jatenna, et d'après ce qu'on a compris, l'espionne — la bardesse — était sensée les récupérée la réunion que vous avez réussi à empêcher."

"Si elle n'a que la moitié des informations, ses commanditaires ne pourront pas faire de contre-proposition valable aux dirigeants de la Jetée et nous couper l'herbe sous le pied."

Le seigneur Farel prit un air grave. "Et pourquoi on ne la fait pas assassiner. Vu la taille des enjeux, c'est une possibilité à envisager."

Le seigneur Luder s'indigna. "Vous n'y pensez pas ! Imaginez l'opprobre qui s’abattrait sur nos familles — et notre nation — si nous étions seulement inquiétés ! Et puis, on ne sait pas quelles précautions elle a prise. Visiblement, elle en sais beaucoup sur les dispositions que nous employons pour l'empêcher d'atteindre son but."

Farel balaya ainsi sa suggestion du revers de la main. "Vous avez raison. Ce serait stupide." Il laissa passer un silence. "Même en dernier recours ?"

"Oubliez, je vous dis. Le jeu n'en vaut pas la chandelle."

Le seigneur Farel changea de position sur son siège. Il était anxieux de la situation qu'ils croyaient bien en main et qui commençait sérieusement à leur échapper. On pouvait lire sur son visage qu'il se gardait quand même le droit de faire ce qu'il fallait en cas de dérapage.

Il avait moins à perdre et à gagner dans l'affaire que le seigneur Luder, mais comptait beaucoup sur la clôture de ce contrat pour redorer un peu de le blason de sa famille, qui gouvernait sur la Plaine Mirid et sur le Marais Fertile et qui se voyait en déclin depuis quelques décennies. La maison Luder avait eu recours à lui pour protéger le secret de cet échange, et plus que le paiement qui se verrait arrondir d'un beau bonus en cas de réussite, il en allait aussi de sa réputation auprès de son ami et de ses alliés d'Huluk-du-Guide.

"Reprenons depuis le début, pour avoir une vue globale de la situation, voulez-vous ?

"Un des vassaux du seigneur Salysium, dirigeant de la Jetée et gouverneur des Mille-Lacs, a découvert un ensemble de bijoux seigneuriaux datant du Premier Âge. Votre famille en a eu vent et vous avez personnellement conclu un accord secret avec lui dans le but de les faire identifier par vos archéologues et de les vendre, soit à la famille qui en est descendante, soit au plus offrant des collectionneurs — dans tous les cas, un sacré pactole. Vous avez pris en charge les détails du contrat et avez sollicité une de vos maisons vassales pour prendre en main la logistique de la livraison, et ma propre maison pour assurer le contre-espionnage.

"Mais seulement ces informations ont fuité, d'une part par les vassaux de Salysium à la Jetée, d'autre part par vos propre vassaux à Jatenna. Gardénia est celle qui a acquis les infos à la Jetée et elle avait rendez-vous avec les espions de Jatenna à la frontière entre l'Expressionnisme et la Foi, près de Fort-Brise.

"Grâce à mes alliés de Huluk-du-Guide, nous avons pu empêcher cette réunion et les informations ont voyagé de manière séparée jusqu'ici, à Stellaroc. Nous avons pu avoir eu vent de cela et de l'identité de l'espionne en la personne de Gardénia grâce aux espions que votre femme avait placé ici, à la capitale de l'Alchimie. Nous devons empêcher cette deuxième tentative de réunion de se produire et d'anticipé qui est le commanditaire de Gardienna qui va sans aucun doute partir lui remettre son butin dès que la Cour de Printemps sera terminée.

"Nous pensons que les espions que Gardénia doit rejoindre provienne soit de l'Expressionnisme, soit de la Foi, soit de la Linguistique. Tous les courtisans interprètes, clercs et diseurs sont donc suspects. Son commanditaire est sans doute Shaman ou Druide, et n'a probablement pas envoyé d'émissaire impliqué dans l'affaire ici. Les courtisans shamans et druides sont donc hors de cause."

Le seigneur Luder, dont l'attention avait été religieuse malgré qu'il connaissait déjà cette affaire sur le bout des doigts, acquiesça.

"Vous vous êtes renseigné sur Gardénia, n'est-ce pas ?" demanda Farel. "Vous avez réussi à trouver sa nationalité d'origine ?"

Luder secoua la tête. "C'est compliqué. Personne ne connaît son nom de naissance, et son métissage ne facilite pas vraiment les choses. Cependant, le consensus est qu'elle se teint les cheveux pour qu'ils soient blancs — et je partage cette opinion. On peut conclure de sa couleur de peau une possible provenance des pays du centre, et de ses yeux des pays du triant."