Littérature:Petit Jardin en Fleur/Le sang de mon âme

De Magnus Codex


Le sang de mon âme
RecueilPetit Jardin en Fleur
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

Le sang de mon âme

Fertilenne, année 844 du Premier Âge.

Glacée. J'étais glacée. La pierre érodée du sol me faisait l'effet d'un bloc de glace sous mes jambes et mes fesses. La froideur râpeuse du mur sur lequel j'étais adossée me faisait l'effet de l'étreinte de la mort.

En face de moi se trouvait une porte en métal, l'unique sortie de la pièce. Il n'y avait pas de fenêtre, pas de meuble, juste cette porte. Je la fixais, car j'étais terrifiée à l'idée qu'elle s'ouvre de nouveau.

Ici, à Fertilenne, le climat était chaud et humide. C'était une immense cité de pierre construite au milieu du plus grand marais du monde, donc dire que le climat était "chaud et humide" était le plus grand euphémisme qu'on puisse se permettre.

Mais là je me trouvais dans une cave, loin sous la surface fangeuse. Il faisait encore plus humide qu'à la surface, les murs vaseux suintaient tant l'air était saturé d'humidité. Quand je respirais, un nuage de buée sortait de ma bouche. L'air était glacé.

J'étais en capacité physique de partir. Mes jambes auraient été capables de me porter jusqu'à la porte, et mes bras auraient été capables de l'ouvrir. La porte n'était pas verrouillée, n'importe qui d'autre se serait levé, et serait parti. J'étais en pleine forme physique, ni blessée, ni fatiguée. Mais quelque chose en moi, quelque chose de profond, m'empêchait de quitter les lieux. J'étais terrée, acculée comme un animal en panique, sachant que ce n'était qu'une question de temps avant que les pires horreurs ne se présentent de nouveau à moi.

J’appréhendais tellement ce moment que je voulais mourir. S'il m'avait été donné de le faire, je me serais tuée. Mais ici, dans cette pièce dénuée de tout attirail et dans l'incapacité psychologique de quitter cette pièce, je ne pouvais rien faire d'autre qu'attendre.

Puis, pinacle de mes angoisses, point d'orgue de mon désespoir, la lourde porte métallique, dans un long et sinistre grincement, s'ouvrit.


Deux jours plus tôt.

“Le corbeau.“

Le cartomancien tenait entre ses doigts squelettiques une longue ardoise sur laquelle était dessiné un oiseau stylisé. Il la déposa sur le tapis d'herbes tressées sur lequel il tirait les cartes. Il y avait maintenant quatre ardoises sur la paillasse, disposées en croix. Le cartomancien en tira une cinquième qu'il plaça au centre.

“Le Point-Moyeux.“

Je regardais le tirage. L’agricultrice. La rivière. La montagne. Le corbeau. Le point-moyeux. Le cartomancien resta un long moment silencieux. Son doigt tomba finalement sur le corbeau.

“C’est très mauvais. Associé au point-moyeux, c’est un signe de souffrance. Tu mènes une vie dure, de nombreuses épreuves balisent ton chemin, et celui-ci sera, dans le futur, parsemé de souffrance.“

Il avait l’air désolé, et contempla ses cartes pour essayer d’en tirer une autre interprétation. Mais il secoua la tête.

“Tu es sûr ?“ lui dis-je. “Chez moi, on ne tire pas les mystères divins, et on fait le tirage en croix avec seulement quatre cartes. Selon mon interprétation, le corbeau suivant la montagne est un signe de rédemption, pas de souffrance.”

Il posa les coudes sur la table et planta son regard dans le mien. “Écoute, jeune fille, les dieux s’expriment à travers moi selon une manière que je sais interpréter. Si tu veux faire ta propre interprétation, fait ton propre tirage.“

J’ouvris la bouche pour répondre, mais il ne m’en laissa pas le temps.

“D’ailleurs, si toi aussi tu es cartomancienne, pourquoi tu es venue me voir ?“

Je refermais la bouche. Je voyais dans ses yeux que sa question était rhétorique.

Je me levais et sorti cinq étoiles alchimiques de ma poche que je laissai tomber sur la table. L’air désabusé, il les fit glisser dans sa bourse.

Au moment de sortir, il me héla. “Fait attention à toi, jeune femme. Les cartes ne mentent pas.“

Le rideau de perles cliqueta derrière moi.

"Putain !" lâchai-je de rage, au milieu des passants, qui me fixèrent avec désapprobation.

C'était le troisième cartomancien que je consultais, sans compter mes propres tirages. Je devais me rendre à l'évidence : j'aillais souffrir. J'allais douiller comme jamais personne n'avais jamais douillé. Putain !

Tous les tirages montrait la souffrance, la tristesse, l'adversité. Mais chose aussi surprenant que rassurante, la mort ne faisait partie d'aucun d'entre eux.

Il fallait être vigilant avec la cartomancie, c'était une science d'interprétation et de non-dits. Mais six tirages ! Six tirages au total, de quatre cartomanciens différents, et tout semblait converger... C'était rare de voir ça dans une vie.

Je marchai avec fureur, la tête baissée, sans prendre garde où je mettais les pieds. Les passants m'évitaient pour la plupart, mais je bousculai sans gêne les quelques-uns qui ne me voyaient pas venir. Je ne pensai même pas à m'excuser. Qu'ils soient maudits ! Je vivais la pire journée de ma vie.

Si seulement je savais à quel point cette pensée allait bientôt être ironique.


Quand je relevai la tête, je ne reconnu pas le quartier. J'avais marché sans réfléchir pendant longtemps, pensant revenir sur mes pas jusqu'à l'avenue principale, mais à la place je m'étais égarée dans une petite rue. L'allée était étroite et il n'y avait qu'un seul trottoir. La rue en pierre était entourée de fange marécageuse, les rares bâtiments étant reliés à la chaussée par de petits ponts arqués. J'étais dans les faubourgs.

"Putain de chasse-merde de charrette à bras !" crachai-je, confuse. Un ange passa et je me sentis plus détendue du fait d'avoir crié un juron aussi ridicule — préservée de la honte du fait que la rue était vide — et décidai de partir à la recherche d'un gondolier.

J'en trouvai un qui était en train en train de repeindre les bancs sa gondole. Comme la rue était très surélevée par rapport à l'eau du marais, je dû crier à moitié pour me faire entendre.

"Vous pouvez me conduire au quartier de l'essaim ?"

Il leva les yeux avec nonchalance. "Vous pouvez repasser dans une heure ou deux ? La peinture n'est pas encore sèche."

Je regardais autour de moi. Il n'y avait personne, et les bâtiments épars semblaient être résidentiel. Je n'avais nul part où me poser pour patienter.

"Ça vous dérange si on y va maintenant ? Je peux rester debout et je peux vous payer un supplément si vous voulez."

Il haussa les épaules. "Ça vous coûtera sept étoiles, alors."

Sept étoiles ! C'était hors de prix !

Il dû voir ma surprise parce qu'il ajouta : "On est à l'autre bout de la ville, il faudra presque une heure pour y aller. En plus, si vous abîmez la peinture, il faut que je puisse en racheter. Et tout le temps que je passe à repeindre je ne le passe pas à travailler."

Je levai les mains en signe d’apaisement. "C'est bon, c'est bon, j'accepte. Tout pour quitter ce quartier insalubre et rentrer chez moi."


L'embarcation avançait lentement. Dans ce coin de la ville, il n'y avait pas de pont surélevés entre les routes, au niveaux des carrefours, il fallait que la gondole passe directement sous les voies, entre les piliers, et pour ça il fallait manœuvrer avec précaution et se baisser bien bas.

Je m'étais en fin de compte assise sur le rebord de l'embarcation, à l'avant pour faire contrepoids avec le gondolier.

"C'est quel genre de quartier, ici ?" dis-je, curieuse de dégoût.

"C'est le quartier de la nuée. On va passer par le quartier du nid, celui des ronces, et enfin le district des temples."

Cela ne répondait pas vraiment à ma question, mais je fus tout de même surprise. "On ne passe pas le centre de la cité ?"

"Non, à cette heure, les canaux sont bondés. On va passé par la rocade, c'est plus rapide."

Je posai mon coude sur mes genoux, et mon menton dans ma main. C'était plus rapide, mais plus laid, aussi. Enfin bon, tant que j'arrivais à bon port...

Au fur et à mesure que défilaient les bâtiments grisâtres sur ma droite et le marais étouffant sur ma gauche, j'essayais d'entretenir un semblant de discussion avec mon chauffeur.

"Vous trouvez souvent des clients dans le coin ?".

Il me répondit un "Non" acide.

J'insistais. J'avais cruellement besoin d'un peu de compagnie. "C'est pas trop dur de gagner sa vie, du coup ?"

Il soupira. "Ça va. Je connais les habitants du quartier et leurs habitudes. Ça suffit pour mettre à manger dans l'écuelle."

"C'est calme, en journée ? C'est pour ça que vous en profitez pour repeindre votre bateau."

"Oui."

J'abandonnai. S'il avait décidé d'être désagréable, tan pis pour lui. Je me mis à scruter la rive droite à la recherche d'autochtones. Par pitié, autre chose que cet insupportable sentiment de solitude !

Mais au bout de cinq minutes, la seule personne que javais vu était un vagabond sale, assis contre un mur. Étant donné qu'il avait la peau rouge, c'était probablement un immigré venant du triant.

Je regardai le gondolier. Il avait une apparence assez quelconque. Comme tous les habitants du marais, il avait la peau jaune et les cheveux coloré, en l'occurrence roux foncés, presque rouges.

Nous naviguâmes encore un certain temps sans croiser âme qui vive. C'était sans doute dû à l'ennui, mais je trouvais le temps long. La canopée palétuvienne bordant la ville cachait le soleil, je n'avais pas de repère temporel.

"Ça fait plus d'une heure qu'on navigue, non ? On est où, je ne reconnaît pas le quartier ?"

"Soyez un peu patiente. On a encore pas mal de route."

Je commençais à angoisser. J'avais un très mauvais pressentiment, et ce type ne m'inspirait pas du tout confiance.

Je tentai de garder ça pour moi et me focalisai sur l'avant de la gondole, en essayant de trouver des points de repère.

"Vous voulez que je vous dépose où exactement ?"

Autant rester vague. "Sur la place Magnus, je me débrouillerai une fois là-bas."

"Vous êtes sûre ? Je peux vous rapprocher de chez vous si vous me dites où c'est."

Je n'avait aucune envie de lui révéler l'emplacement exact de ma maison.

"Pas la peine, j'ai une petite course à faire avant de rentrer."

"Comme vous voulez."

On avait beau se rapprocher —d'après lui— je ne reconnaissais toujours pas les bâtiments. On avait cependant quitté la rocade et on s'enfonçait dans la ville. La route était donc plus élevée, à tel point que je ne pouvait pas distinguer les passants, et la navigation sous les carrefour était plus aisée.

Je lisais avec un certains désespoir les panneaux qui se trouvaient à notre hauteur et qui indiquaient le nom des rue, je ne reconnus aucun nom.

J'étais prise de sueurs froides.

Soudain, la gondole s'arrêta au milieu de nul part, entre de hauts et étroits bâtiments.

"Nous y voilà."

Je regardai le gondolier, décontenancée. "Euh, ce n'est pas la place Magnus, ici."

"Elle est juste derrière ces bâtiments", dit-il en m'indiquant les immeubles sur sa gauche. "Faire le tour nous prendrait dix minutes. D'ici, il vous suffit de traverser une ruelle et vous y êtes."

Je connaissais bien la place Magnus et ses alentour, mais cet endroit ne me disait rien.

Il descendit de la gondole. "Venez, je vais vous y conduire."

J'écarquillai les yeux. "Comment ça."

Il haussa les épaules. "Vous avez l'air perdue. C'est vrai que mes itinéraires ne sont pas les plus usuels, mais j'aime bien, je préfère éviter la circulation. Venez, je vous dit."

Je n'avais aucune envie d'aller avec lui. Je descendis malgré tout de la gondole, je n'allais pas rester plantée là, et gravis l'abrupt escalier de pierre menant à la chaussée.

La ruelle devant laquelle le gondolier m'attendait était lugubre. Elle était sombre, les bâtiments étant très haut, et je n'en voyais pas le bout, elle partait à angle droit au bout d'une cinquantaine de pas.