Recueil | Petit Jardin en Fleur |
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Type | Nouvelle |
État | Brouillon |
Le petit sifflet de laiton
En l'an 369 du Troisième Âge
Aujourd'hui, je n'arrivai pas à me concentrer sur mon travail. Je n'arrêtais pas de regarder par la fenêtre, sans trop savoir pourquoi. Une intuition, sans doute. Après toutes ces décennies de travail, mon esprit percevait beaucoup plus de choses que la plupart des gens.
Mais tout ce que je voyais, c'était le brouillard matinal qui nimbait mon petit village paisible. À chaque fois que je levais la tête de mon œuvre, j'essayais de distinguer, une silhouette, du mouvement à travers la nappe blanche, en vain.
Puis, quand j'avais enfin réussi à me plonger dans mon travail, trois coups frappèrent à la porte.
Je me levai, lourde d'apathie —et aussi à cause du grand âge qui rouillait mes genoux plus que rodés— et me dirigeai pour accueillir mon visiteur. Il s'agissait d'un jeune homme bien habillé, en redingote de feutre et au chapeau bien entretenu. Il s'appuyait sur une canne de cèdre au pommeau d'acier. Ce qui me frappa fut qu'il n'était pas du coin. Contrairement aux habitants d'ici, qui avaient la peau bleue, lui avait la peau rouge, comme moi. Enfin, "jeune" de mon point de vue. Il avait facilement plus de cinquante ans.
"Je suis Pelapte, marchand de mon état. Vous êtes bien Nuope, l'artisane ? J'aimerais discuter avec vous pour une commande un peu spéciale."
Je le dévisageai de haut en bas, incrédule. "Oui, c'est bien moi. Vous voulez que je vous serve un thé ou un café, pendant qu'on parle de ça ?"
Le bourgeois sourit et je le fis entrer.
"Jolie redingote," remarquai-je.
"Merci ! J'en suis très fier, je l'ai faite venir du cercle Akva, d'où je viens. Ça me rappelle un peu le pays."
Nous nous essayâmes et je servis le thé.
"Santé !" lui dis-je dans le patois shamanique.
Il sourit et me répondit dans la même langue : "Santé !".
J'enchaînais en buvant mon thé : "Ça fait longtemps que vous êtes dans la région ?"
Il but à petites gorgées. "Environ quatre ou cinq ans ? Mais j'habite plus bas, à deux heure du Havre. C'est rare que je vienne aussi haut dans la montagne."
"Comment avez-vous entendu parler de moi ?"
Il posa sa tasse et pris un air pensif. "Je crois que c'était un collègue à moi qui m'a parlé de vous, et du bon rapport qualité-prix. Je me suis un peu renseigné, vous avez une petit notoriété dans la région — parmi les gens qui s'y connaissent."
"Pourtant, je ne fais pas beaucoup de publicité."
Il fit un geste fataliste. "La publicité vient d'elle-même, quand la qualité est là. Et puis, plus que marchand, je suis aussi négociant. J'ai l'habitude de dénicher les meilleurs artisans."
Il fit mine de vouloir me resservir, mais je levai une main pour lui signifier que j'en avais eu assez.
"Quelle est donc, cette commande si spéciale ?" demandai-je enfin.
"J'y viens, mais avant toute chose : puis-je utiliser vos toilettes ?"
Je lui indiquai le couloir conduisant vers les autre pièces, en lui précisant de prendre la deuxième porte à gauche.
Quand s'engouffra dans le couloir et quitta mon champs de vision, je me dit que c'était une personne étrange. Je comptais inconsciemment les pas qui faisaient écho. Un, deux, trois...
... sept, huit, NEUF ?
Mon esprit quelque peu apathique fut réveillé une grande poussée d'adrénaline quand je me rendis compte qu'il était allé plus loin que la porte des toilettes dans le couloir — que l'on atteignait en cinq pas, maximum. Je me levai et me précipitai à sa suite.
Comme je m'en doutais, je ne le trouvai pas aux toilette. Au lieu de ça, il se trouvait dans l'encadrement de porte d'une pièce que je ne visitais quasiment jamais. Il regardait les étagères qui couvraient les murs et celle dressée au milieu de la pièce, couvertes de bibelots en touts genres, allant de la simple baguette de cerisier à la complexe montre de Lace, en passant par des loupes aux lentilles de grossissement divers, aux badges gravés de symboles plus ou moins esthétique. Bref, une quantité phénoménale d'objets à l'utilité plus ou moins discutable.
La pièce ne contenait rien d'autre, juste des centaines de gadget qui représentait — de manière détournée — l’œuvre d'une vie.
Quand j'arrivai en trombe, l'homme ne réagit pas, sinon de se tourner vers moi et de me lancer avec son plus large sourire : "Je suis content de voir que les rumeurs sur vous étaient vraies, Maîtresse Eupope."
Je soupirai. Il entra complètement dans la pièce et examina de plus près quelque unes des babioles. Il prit grand soin de ne les toucher qu'avec les yeux, et je l'en remerciai silencieusement pour ça.
"Savez-vous qui je suis, Maîtresse Eupope ?" Il avait dit ça sans animosité ni malicité particulière, juste une curiosité authentique.
Je lui répondit sur un ton nonchalant. "Vous êtes de l'Ordre des Arpenteurs de Pierre, n'est-ce pas ? Le ministère chargé des enquêtes à l'international pour la tradition arcaniste ?"
"Aujourd'hui, on dit plutôt 'Service de Renseignements Extérieurs', ou SRE, mais oui, je suis bien un arpenteur de pierre." Il se pinça le menton. "Mais comment avez-vous compris aussi vite ?"
Je ne pu empêcher un rictus de naître au coin de ma lèvre. "Pour commencer, vous n'êtes clairement pas du coin. Vous avez prétendu avoir importé votre redingote, mais elle est en coton. Ici, dans ces montagne, on ne s'habille qu'en laine. Seuls les noble et les riches bourgeois importent des vêtement faits dans d'autres matière, mais ils choisissent plutôt des matières plus luxueuse, comme le feutre ou la soie. Vu la patine de la redingote, il est clair que c'est une acquisition assez récente.
"De plus, vous n'êtes pas réellement shaman. Vous prétendez venir du Cercle Akva, mais vous n'avez fait aucun commentaire sur le fait que j'ai servi le fameux thé noir fumé aux figues, spécialité de là-bas qu'on appelle aussi Thé Or. Il était certain que vous devriez le connaître car vous auriez pu demandé du café. Pire encore, quand je vous ai dit 'Santé !' dans le patois du Cercle Vlala, la coutume voudrait que vous me répondiez dans votre patois à vous, c'est-à-dire celui de Akva, ce que vous n'avez pas fait.
"J'ai tout de suite remarqué que vous étiez métis. Vous avez certes la peau rouge et les cheveux blonds, mais vos yeux sont bien trop clairs par rapport à ceux des peuples des steppes. Quand j'ai compris que vous n'étiez pas shaman et sous couverture, j'ai donc énuméré les nations desquels vous pouviez provenir, avec un tel phénotype : Alchimie, Expressionisme et Arcanisme.
"Comme vous n'êtes pas assez riches —ce genre de chose se voit facilement, même en mettant des vêtements modestes— vous n'êtes pas une personne privée ou le représentant d'une maison noble. Sans compter sur votre manière habile de jouer la comédie, qui est entraînée. Facile donc de déduire que vous opérez pour un gouvernement.
"Comme vous m'avez appelée 'Maîtresse Eupope', j'ai bien entendu compris que vous me cherchiez en tant qu'enquêtrice. J'ai donc pu éliminer l'Alchimie, qui a uniquement recours aux services de police pour leurs enquêtes —et qui a légiféré l'interdiction des enquêteurs privés pour les crimes les plus graves— ainsi que l'Expressionnisme qui, certes a recours à des enquêteurs de passage mais se sers habituellement dans ceux qui se trouve à leur disposition —et pas au fin fond des montagnes perfectionnistes—. Il ne restait plus que l'Arcanisme.
"À partir de là, rien de plus simple : je suis surtout connues pour résoudre des affaires de meurtres impliquant des humains. Ça éliminait d'emblée la Brigade Anti-Démons. L'organisme le plus connus après eux sont les Arpenteurs de Pierre. Ils sont réputé pour être des enquêteurs agissant à l'extérieur des territoires arcanistes et qui utilisent très souvent des personnes métisses pour passer inaperçu, ce qui rejoint mes déductions de tantôt."
À l'issue de mon monologue, mon interlocuteur fit ressortir sa lèvre inférieure pour montrer qu'il était impressionné. D'un ton malicieux, il ajouta : "Et savez-vous pourquoi je suis venu demander vos services ?" Sa curiosité était à son comble, il trépignait de voir si j'avais tout compris de A à Z.
Je secouai la tête : "Non, mais il y a une raison très simple à cela."
"Laquelle ?"
"Je m'en moque éperdument."
Après un instant de torpeur coite, il me sortit : "Repassons au salon, nous devons discuter."
Cette fois-ci, à sa demande, je lui servis du café. Il grimaça en constatant son amertume, mais ne fit aucun commentaire.
"Je me nomme en réalité Betec Steiner, et comme vous l'avez justement déduit, je suis un agent du SRE."
Je restai imperturbable. Je ne comptais pas vraiment répondre positivement à sa requête, quoi qu'elle fut.
"Ça fait un petit moment que nous entendons des rumeurs comme quoi vous n'êtes pas décédée. La piste était ténue, et pour être franc jusque là nous n'avions aucun intérêt à faire appel à vous. Mais cette affaire en particulier..."
Il tchipa.
"Une des affaires les plus sordides, étranges et complexes que j'ai vu. Probablement LA plus sordide. Un tueur en série. Le plus prolifique de ces dix dernières années. Quand je suis parti de Ketarop-sur-lac, il y a deux semaines, on comptait quatorze meurtres. Comme il —ou elle— cache les corps, il peut très bien y en avoir d'autres."
Je secouai la tête l'air désabusé. "Je suis bien consciente de la difficulté de votre tâche, mais ça ne va pas être possible. Tout ça, c'est derrière moi. Je ne fait plus d'enquête, et n'en ferai plus jamais, quel qu'en soit le demandeur. C'est fini. Vous allez devoir vous débrouiller seul. Vous avez fait tout ce chemin pour rien."
"Attendez, si vous me laissez entrer un peu plus dans les dét..."
Je le coupai "Quelle âge pensez-vous que j'ai ?"
Il resta un moment interdit devant l’abrupteté de cette incise. Puis il se mit à réfléchir à voix haute. "Hum, quand vous avez disparue, il y a dix ans, vous étiez déjà bien avancée dans votre carrière. Vous avez même eu un apprenti avant ça, il y a vingt ou trente ans je crois. Je dirais que vous avez passé la barre des quatre-vingt ans ?"
Je plantai mon regards dans le sien. "J'ai quatre-vingt dix-sept ans. Oui, je n'ai plus que trois ans à vivre. Alors, si vous me le permettez, j'aimerais être un tout petit peu égoïste pendant le temps qu'il me reste, et au moins me reposer un peu. J'ai déjà donné tout ce que je pouvais à ce monde. À soixante ans, il y avait déjà nombre de bardes qui relataient mes exploits et qui me faisait connaître partout dans le monde sous le titre de la Détective brillante ou encore Eupope à l’œil souple. Quand j'ai atteint les quatre-vingt ans, beaucoup de biographes et d'enquêteurs avaient documenté mes méthodes et mes pratiques. Je n'ai plus rien à donner, et je mérite ce repos."
Il prit un air défait. "Je me doutais qu'on aurait ce genre de conversation. Et croyez-moi, ça me fait mal d'essayer de vous soutirer à tout ça —vous êtes une légende vivante, j'ai beaucoup de respect pour vous— mais il y a un point qui rend cette histoire très particulière. Me permettez-vous de donner un dernier détail, qui vous permettra de prendre votre décision en pleine conscience ?"
Il commençait à m'agacer, mais je ne voulais pas non plus me montrer inhospitalière. En signe d'acquiescement, je lui rerservai une tasse de café.
Il prit une grande inspiration.
"Toutes ses victimes... sont de jeunes enfants."
La cafetière se brisa sur le sol.
Malgré le trouble évident —la pauvre cafetière en étant victime— mon interlocutrice ne laissa paraître aucune émotion. Au contraire, son visage se convulsait maintenant dans une moue perplexe.
"Monsieur Steiner, quand voulez-vous que l'on parte ?"
Amusant comme elle sautait les étapes. Pas de 'J'accepte de vous accompagner' ni de 'Vous aviez raison d'insister', elle était directement passée à l'étape suivante. Elle n'était pas du genre à tergiverser. Je commençais à voir se profiler l'enquêtrice de la légende : la pensée vive et l’œil pétillant de sagacité.
"Dès que vous êtes prête," lui répondis-je.
Elle acquiesça. "Ça ne prendra qu'une heure."
Elle disparu alors dans le couloir, comme si chaque minute comptais —alors qu'elle aurait aussi bien pu mettre une demi-journée à se préparer, vu que nous allons avoir au moins une semaine et demie de voyage—.
Je la suivis tranquillement, mais au lieu de se rendre dans sa chambre pour faire ses bagages, elle s'était rendue dans son atelier. Ce dernier était immense, faisant à peu près la moitié de la maison en surface, et comportait trois grand établis. Je n'étais pas un grand artisan, mais je discernais du matériel de charpenterie, de forge, de joaillerie, d'orfèvrerie et de travail du bois —sans compter ceux que je ne savais pas identifier—. Elle était assise devant un des établi, et travaillait sur un petit objet. Quand je regardai par-dessus mon épaule, je pouvais voir que c'était un oiseau taillé dans du laiton, muni d'une large fente au niveau de la queue, et d'une plus étroite dans son bec ouvert.
"C'est un appeau ?" demandai-je.
"Plutôt un sifflet," répondit-elle sans lever les yeux de son travail. "C'était sensé être le dernier. Je m'étais dit qu'en prenant ma retraite, mon cerveau malade allait arrêter de réclamer que je fabrique des catalystes pour mes sorts. Mais au contraire, le fait d'arrêter de travailler —et donc de lancer des sorts— a créé un état de manque intense. J'en ai même fait du délirium."
Sans vraiment y prendre conscience, je posai ma main sur son épaule, par compassion. Mais elle tressaillit et j'interrompis aussitôt ce contact physique non consenti.
"Du coup, j'ai continué à en fabriquer. Mais c'était très dur. Je ne savais pas pour quel sort les fabriquer, et comme j'en ai déjà une collection bien fournie, mon cerveau me réclamais des catalystes pour des sorts de plus en plus précis.
"Alors j'ai pris une décision. J'allais travailler sur un dernier catalyste, mais un qui serais tellement beau, tellement long à finir, qu'il me faudrait le reste de ma vie pour le concevoir."
Elle donna un dernier coup de lime, puis détacha le sifflet de son socle.
"Mais on ne peut pas mentir à son cerveau. Il sait très bien que le sifflet est adéquat, et ne se satisfait plus vraiment du travail que je fais dessus."
Elle se prit la tête dans les mains.
"Le monde entier veut que je retourne travailler. Que ce soit vous, ma névrose, mon intégrité... même moi j'en ai envie, au fond. Mais je ne sais pas si j'en ai la force."
Faisait-elle référence à son ancien apprenti ? De ce que j'en savais, il avait connu une fin tragique.
"J'ai l'impression d'avoir déjà tout donné. J'étais considérée comme sage avant même d'avoir atteint l'âge de sagesse. Certains considèrent que j'ai le record du nombre d'affaire de meurtre résolue. Mais malgré ça je n'ai pas le droit au repos."
Elle leva le yeux vers moi.
"Mais je ne vous en veux pas. Vous n'êtes que le messager de mon désir. Je vous en aurait voulu si vous n'étiez pas venu me voir et, de ce fait, m'aviez empêcher de sauver ces enfants."
"Écoutez, Eupope," lui dis-je douceur, "certaines personnes n'ont pas le droit de se reposer. Parce qu'elles sont trop doués, trop intègres, ou les deux à la fois. Pour tout vous dire, la SRE ne m'a pas mandaté officiellement. Elle a évalué que c'était une affaire nationale et a simplement émis un avis de recherche international. Mais j'ai rencontré le service de police en charge de l'enquête, et ce sont une bande des bons à rien. Si je suis venu vous trouver, c'est parce que je n'arrivais pas à dormir la nuit alors qu'un meurtrier d'enfant vivait sa meilleures vie dans le pays que je suis censé protéger. Comme vous, je n'ai pas le droit au repos, parce que nous sommes les seuls qui ont assez de conscience morale pour essayer de changer vraiment les choses pour le mieux."
Elle posa une main compatissante sur mon bras. "Allez m'attendre dans le salon, j'en n'aurai que pour quelques minutes."
En revenant au salon, j'entrepris de refaire du café avant de me rappeler que la cafetière était brisée. Je fis chauffer de l'eau, et Eupope reparu quand la bouilloire sifflait sur le feu.
Elle nous prépara un autre thé importé des terres shamane, un thé fumé aux notes de cacao. "Bon, j'ai plus qu'à m'équiper, et on pourra partir. Ça ne prendra pas plus de dix minutes."
Nous nous rendîmes dans sa chambre où elle sorti un grand sac à dos de voyage. À ma stupeur, elle ne prit aucun vêtement de rechange. Elle mis simplement deux ensembles de sous-vêtements. Elle y ajouta néanmoins un barda particulièrement volumineux —un duvet, un réchaud de voyage, des chaussures de rechange, un couvre-selle, un tabouret pliant, et nombre d'instruments dont je peinais à comprendre l'usage— avant de le refermer, satisfaite.
Elle ferma la porte sous mon nez, puis ressortit quelque instants plus tard dans un ensemble d'habits de voyage robustes et usés, dont un grand imperméable de cuir bouilli qui contenait une bonne douzaine de poches à rabat, couvrant jusqu'à ses mollets et visiblement conçu pour être porté à cheval.
Elle se coiffa d'une chapka aux oreilles relevée, et dans cette accoutrement complet elle ressemblait réellement à un mélange entre une enquêtrice itinérante et une aventurière.
Elle se rendit dans le débarra où elle rangeait ses catalystes. Elle en sélectionna une douzaines, qu'elle rangea dans des petit passants cousus sur le pan intérieur de son imper, à portée de main. Et alla cherche le sifflet de laiton, qu'elle accrocha aux côtés de ses congénères.
Elle partit ensuite en direction de l'entrée et, dans sa penderie et en ressorti avec un personnel, un long bâton de marche lesté aux extrémités et pouvant servir d'arme d'autodéfense. Pour ma part, j'avais récupéré ma canne-épée et mon chapeau.
"C'est parti." dit-elle d'un ton déterminé.
Et nous partîmes.
Le voyage se déroula sans encombre. Je profitais peu de la compagnie de ma compagnonne de voyage, car elle était peu loquace. Elle semblait toujours plongée dans une intense réflexion, n'en sortant que pour poser des questions incongrues ou pour faire des remarques souvent peu pertinente avec la situation. J'avais grand mal à suivre le fil des rares discussions que nous entretenions, car ses pensées semblaient toujours être en avance par rapport aux mienne, et je peinais à faire les sauts logiques qu'elle faisait sans même s'en rendre compte. J'arrivais bien à percevoir les traits autistiques que sa réputation lui accordait.
Mais c'était néanmoins agréable de voyager avec elle. C'était de toute évidence une habituée des routes, et ces dix dernières années de retraite n'avaient pas entamé son aisance. De fait, le voyage retour fut beaucoup plus agréable que le voyage aller.
Nous arrivâmes à Ketarop-sur-lac au bout de 9 jours de chevauchée. Nous nous rendîmes directement au siège du Service de Renseignements Extérieurs pour obtenir une mise-à-jour concernant l'affaire du tueur d'enfant.
"On a trouvé le corps de deux victimes," dis-je en lisant le rapport. "Un des deux meurtres est assez récent et date de deux jours après mon départ, il y a un peu moins d'un mois. Le second corps a été retrouvé au fond d'une rivière, on estime qu'il a eu lieu il y a entre deux et trois mois."
Je continuai en donnant le détails de chacun, à savoir la position, le nom et le signalement des victimes, et quelques autre menus détails.
Elle m'écoutais en conservant cette mine de réflexion intense qu'elle affichais la majorité du temps. D'aucun aurait pu croie qu'elle ne m'écoutais pas, mais je savais que son esprit avait déjà plusieurs coup d'avance.
"Je pourrais avoir une carte de la région ?" demanda-t-elle. "Avec la position et la date de chaque meurtre."
En m'exécutant, je réfléchissais à la disposition globale des crimes. C'était difficile d'en tracer une carte mentale, car on n'avait pas trouvé les cadavres dans un ordre strictement chronologique —sans oublier le fait qu'on a mis du temps avant de relier les crimes entre eux— mais avec l'information des deux derniers corps, il me semblait que le meurtrier suivait vaguement la grande route commerciale qui traversait le pays d'Arop dans sa longueur, en direction du triant.
Je rapportai une carte, une copie des dossiers de chaque meurtre, et elle commença a marquer les emplacements et les date sur la carte, pendant que je les lui dictait à l'oral.
Rapidement, une chose devint claire : le meurtrier suivait une route. Il allait d'un bout à l'autre du pays d'Arop, partant de la frontière expressionniste jusqu'à la frontière alchimique, en décrivant un large 'S'.
"Quelle horreur," ne puis-je m'empêcher de lâcher. Je jetai un œil à Eupope. Son regard était porté plus bas sur la carte.
"Il frappe à la fréquence d'une fois toutes les deux semaines, environ, d'après ce que je vois. Normalement, on devrait avoir un nouveau cadavre, et même plus probablement deux."
"Peut-être qu'on n'a pas encore retrouvé les corps," avançais-je.
Elle secoua la tête "ou peut-être qu'on l'a déjà trouvé, mais que nous n'en savons rien." Son doigt suivit le tracé de la route, en partant du meurtre le plus ancien. À fréquence régulière, un point passait sous son doigt. Quand elle arriva au dernier point, son doigt continua de glisser sur le papier et dépassa la frontière arcano-alchimique.
"Vous pensez... qu'il a changé de pays ?"
Elle acquiesça. "Il n'y a pas de raison qu'il se soit arrêté à la frontière."
Je regardais la carte à l'éclairage de cette spéculation. "... ni qu'il n'y ait commencé," ajoutai-je en pointant du doigt l'emplacement du premier meurtre."
"Très bien," dit-elle, "si on se dépêche et qu'on arrive à glaner des informations sur place, on a une bonne chance de le rattraper et d'anticiper le lieu de son prochain forfait."
Je fis la moue. "Le problème, c'est que je n'ai pas la juridiction pour m'immiscer dans les affaires d'un autre pays. Rien que la présence d'un agent du SRE proche d'une scène de meurtre récente pourrait provoquer un incident diplomatique."
"Vous n'avez qu'à mentir sur votre identité. Je peux facilement vous faire passer pour mon apprentis. Moi j'ai un passeport international, je peux aller où bon me semble."
"Mais il me faudrait des faux papiers. Non, je vais faire autre chose. Peut-être serait-il utile que j'aille voir les service de police expressionniste pour me renseigner sur les meurtre commis avant de passer la frontière. Comme pour eux l'affaire date, ça ressemblera plus à un échange de bons procéder. Qu'en pensez-vous ?"
Eupope réfléchi un court instant, avant d'approuver avec énergie. "C'est parfait, ça nous permettra de récolter le plus d'informations possibles sur le tueur. Quand vous aurez fini, revenez à Ketarop-sur-lac, j'y ferai porter une lettre signalant ma position."
Je ré-enroulai la carte. "Très bien, nous partirons tous deux demain, à l'aube."
Ça faisait très longtemps que je n'étais pas venu dans le pays de l'Alchimie, mais l'accueil qu'on me réservait fit très vite remonter des souvenirs désagréable.
Les alchimistes n'aiment pas les enquêteurs indépendants. Ils refusent que des services privés —surtout étrangers— ingèrent dans les affaires criminelles.
C'est pour cette raison —je suppose— que l'inspecteur·ice grimaçait, l'œil torve, en lisant mes papiers, tandis que j'attendais patiemment assise sur la chaise métallique de sa salle d'interrogatoire.
"Qu'est-ce qui vous fait croire que ce tueur en série se trouve sur notre territoire, Madame Eupope ?" demanda-t-iel.
Je réfléchis un instant à est-ce que je devais la reprendre et insister sur mon titre de Maîtresse —pour donner un petit effet dramatique— mais décidai de ne pas envenimer la situation.
"Simple déduction. En tant qu'enquêtrice indépendante, j'aides informations qui vous aideraient à l'attraper."
Iel se munit d'un air désinvolte. "Qu'est-ce ce qui vous fait croire qu'on ne l'a pas déjà attrapé ?"
Je soupirai. "Parce que si c'était le cas nous n'aurions pas cette conversation."
Iel s'apprêta à reprendre la parole, mais je ne ui en laissa pas le temps. "Cessons, vousl3e-vous ? Je sais que vous essayez de m'écarter tout en voulant récupérer les infos que j'ai déjà. Mais ce serait beaucoup plus simple pou vous comme pour moi si nous collaborions simplement."
Elle ouvrit la bouche, mais je continuai.
"