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De Magnus Codex
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Les animaux exotiques comme les chats étaient suivis de très près à Fertilenne, car si le marais qui nous entourait était luxuriant, c'était parce qu'il reposait sur un équilibre naturel très précis, et même si personne ne comprenait exactement son fonctionnement, on savait qu'il fallait faire très attention à tout ce qu'on amenait de l'étranger.
Les animaux exotiques comme les chats étaient suivis de très près à Fertilenne, car si le marais qui nous entourait était luxuriant, c'était parce qu'il reposait sur un équilibre naturel très précis, et même si personne ne comprenait exactement son fonctionnement, on savait qu'il fallait faire très attention à tout ce qu'on amenait de l'étranger.
Même si en pratique, ça ne marchait pas vraiment. On a eu trois crises avant que la Société Protectrice du Marais ne soit fondée (bien avant ma naissance) et depuis, on en a eu autant, même si un peu plus espacée malgré tout. En réalité, c'était juste une institution où les riches peuvent acquérir et revendre des animaux.
Moi-même n'était pas riche, mais hormis l'adoption, comme c'était un service public, tous les services proposé étaient gratuits. Si je retrouverais ma Chichou, ce serait grâce à eux.
La Société du Marais n'était pas trop loin, mais il quitter le quartier et en traverser deux autres, ce qui à pied faisait une petit trotte. Je n'avais pas encore recouvré toutes mes forces, malgré le repos qui m'avait éclairci l'esprit, ainsi décidai-je de prendre une gondole.
Heureusement, les gondoliers qu'on trouvait dans le quartier Magnus —le centre-ville de Fertilenne— étaient généralement sympathiques et avenants — il y avait beaucoup de circulation par ici, et la concurrence était rude.
Quand je sortis de chez moi, je vis une gondole déposer un petit groupe de nobles, sur le canal juste en face. Je trottinai pour l'attraper avant que quelqu'un d'autre ne l'emprunte. Comme je sentis une bruine me tomber sur la tête, je rabattis mon capuchon.
Ce gondolier-ci avait une longue cape qui avait dû être  blanche à une époque, mais qui avait grisé avec le temps. Lui aussi avait rabattu sa capuche, aussi ne voyais-je pas son visage.
Sa gondole était cependant assez spacieuse et bien mieux aménagée que celles qu'on trouvait dans les quartiers les plus éloignés du centre-ville. Des tissus usés mais confortable recouvraient les bancs, et il y avait une balustrade à l'avant, si d'aventure un passager se sentait d'humeur à essuyer le vent et les éclaboussures.
Encore un peu secouée par les évènements de la veille, je ne m'assis pas sur un des banc, mais justement me plaçai à l'avant, debout. Le voyage ne serait pas très long de tout façon, on allait passer sur les grands axes.
"À la Société du Marais, s'il vous plaît, quartier des Champs."
"Deux étoiles, s'il vous plaît madame."
Je me retournai brusquement. J'ignorai son doigt pointer en direction d'une petite corbeille clouée sur le plancher de la gondole, servant à recevoir les paiement.
Je me penchai en avant pour tenter de discerner sont visage, mais il s'était déjà retourné pour pousser sur sa perche et nous éloigner du trottoir.
Je tremblais. Ce n'était pas possible. Il avait ''exactement'' la même voix que le gondolier d'hier. Et que le vagabond. Impossible.
C'était impossible. Ce n'étais pas la même gondole, et il n'y avait aucune chance qu'il passait devant chez moi ''au moment exact'' où j'en sortais.
"Il y a un problème, madame ?"
On ne pouvait s'y tromper. C'était la même voix. Devenais-je folle ? Entendais-je sa voix à chaque personne que je croisais ? Je ne pouvait toujours pas distinguer ses trait. Le ciel était sombre de nuages.
"On se connaît ?"
"Je ne crois pas, madame, je ne travaille pas souvent dans ce quartier."
La voix était identique, mais le ton était différent. Il avait l'air plus enjoué —bien que professionnel— que le sinistre gondolier de la vieille ou le sombre vagabond que j'ai croisé après.
Je m'accrochais au bastingage, regardant droit devant moi, en tentant de reprendre mon calme. Je serrai mes mains sur la barre en bois pour tenter d'apaiser mes tremblements, à tel point que les jointures des mes phalanges devinrent blanche.

Version du 8 novembre 2023 à 22:28

Le sang de mon âme
RecueilPetit Jardin en Fleur
TypeNouvelle
ÉtatBrouillon

Le sang de mon âme

Fertilenne, année 844 du Premier Âge.

Glacée. J'étais glacée. La pierre érodée du sol me faisait l'effet d'un bloc de glace sous mes jambes et mes fesses. La froideur râpeuse du mur sur lequel j'étais adossée me faisait l'effet de l'étreinte de la mort.

En face de moi se trouvait une porte en métal, l'unique sortie de la pièce. Il n'y avait pas de fenêtre, pas de meuble, juste cette porte. Je la fixais, car j'étais terrifiée à l'idée qu'elle s'ouvre de nouveau.

Ici, à Fertilenne, le climat était chaud et humide. C'était une immense cité de pierre construite au milieu du plus grand marais du monde, donc dire que le climat était "chaud et humide" était le plus grand euphémisme qu'on puisse se permettre.

Mais là je me trouvais dans une cave, loin sous la surface fangeuse. Il faisait encore plus humide qu'à la surface, les murs vaseux suintaient tant l'air était saturé d'humidité. Quand je respirais, un nuage de buée sortait de ma bouche. L'air était glacé.

J'étais en capacité physique de partir. Mes jambes auraient été capables de me porter jusqu'à la porte, et mes bras auraient été capables de l'ouvrir. La porte n'était pas verrouillée, n'importe qui d'autre se serait levé, et serait parti. J'étais en pleine forme physique, ni blessée, ni fatiguée. Mais quelque chose en moi, quelque chose de profond, m'empêchait de quitter les lieux. J'étais terrée, acculée comme un animal en panique, sachant que ce n'était qu'une question de temps avant que les pires horreurs ne se présentent de nouveau à moi.

J’appréhendais tellement ce moment que je voulais mourir. S'il m'avait été donné de le faire, je me serais tuée. Mais ici, dans cette pièce dénuée de tout attirail et dans l'incapacité psychologique de quitter cette pièce, je ne pouvais rien faire d'autre qu'attendre.

Puis, pinacle de mes angoisses, point d'orgue de mon désespoir, la lourde porte métallique, dans un long et sinistre grincement, s'ouvrit.


Une semaine plus tôt.

“Le corbeau.“

Le cartomancien tenait entre ses doigts squelettiques une longue ardoise sur laquelle était dessiné un oiseau stylisé. Il la déposa sur le tapis d'herbes tressées sur lequel il tirait les cartes. Il y avait maintenant quatre ardoises sur la paillasse, disposées en croix. Le cartomancien en tira une cinquième qu'il plaça au centre.

“Le Point-Moyeux.“

Je regardais le tirage. L’agricultrice. La rivière. La montagne. Le corbeau. Le point-moyeux. Le cartomancien resta un long moment silencieux. Son doigt tomba finalement sur le corbeau.

“C’est très mauvais. Associé au point-moyeux, c’est un signe de souffrance. Tu mènes une vie dure, de nombreuses épreuves balisent ton chemin, et celui-ci sera, dans le futur, parsemé de souffrance.“

Il avait l’air désolé, et contempla ses cartes pour essayer d’en tirer une autre interprétation. Mais il secoua la tête.

“Tu es sûr ?“ lui dis-je. “Chez moi, on ne tire pas les mystères divins, et on fait le tirage en croix avec seulement quatre cartes. Selon mon interprétation, le corbeau suivant la montagne est un signe de rédemption, pas de souffrance.”

Il posa les coudes sur la table et planta son regard dans le mien. “Écoute, jeune fille, les dieux s’expriment à travers moi selon une manière que je sais interpréter. Si tu veux faire ta propre interprétation, fait ton propre tirage.“

J’ouvris la bouche pour répondre, mais il ne m’en laissa pas le temps.

“D’ailleurs, si toi aussi tu es cartomancienne, pourquoi tu es venue me voir ?“

Je refermais la bouche. Je voyais dans ses yeux que sa question était rhétorique.

Je me levais et sorti cinq étoiles alchimiques de ma poche que je laissai tomber sur la table. L’air désabusé, il les fit glisser dans sa bourse.

Au moment de sortir, il me héla. “Fait attention à toi, jeune femme. Les cartes ne mentent pas.“

Le rideau de perles cliqueta derrière moi.

"Putain !" lâchai-je de rage, au milieu des passants, qui me fixèrent avec désapprobation.

C'était le troisième cartomancien que je consultais, sans compter mes propres tirages. Je devais me rendre à l'évidence : j'aillais souffrir. J'allais douiller comme jamais personne n'avais jamais douillé. Putain !

Tous les tirages montrait la souffrance, la tristesse, l'adversité. Mais chose aussi surprenant que rassurante, la mort ne faisait partie d'aucun d'entre eux.

Il fallait être vigilant avec la cartomancie, c'était une science d'interprétation et de non-dits. Mais six tirages ! Six tirages au total, de quatre cartomanciens différents, et tout semblait converger... C'était rare de voir ça dans une vie.

Je marchai avec fureur, la tête baissée, sans prendre garde où je mettais les pieds. Les passants m'évitaient pour la plupart, mais je bousculai sans gêne les quelques-uns qui ne me voyaient pas venir. Je ne pensai même pas à m'excuser. Qu'ils soient maudits ! Je vivais la pire journée de ma vie.

Si seulement je savais à quel point cette pensée allait bientôt être ironique.


Quand je relevai la tête, je ne reconnu pas le quartier. J'avais marché sans réfléchir pendant longtemps, pensant revenir sur mes pas jusqu'à l'avenue principale, mais à la place je m'étais égarée dans une petite rue. L'allée était étroite et il n'y avait qu'un seul trottoir. La rue en pierre était entourée de fange marécageuse, les rares bâtiments étant reliés à la chaussée par de petits ponts arqués. J'étais dans les faubourgs.

"Putain de chasse-merde de charrette à bras !" crachai-je, confuse. Un ange passa et je me sentis plus détendue du fait d'avoir crié un juron aussi ridicule — préservée de la honte du fait que la rue était vide — et décidai de partir à la recherche d'un gondolier.

J'en trouvai un qui était en train en train de repeindre les bancs sa gondole. Comme la rue était très surélevée par rapport à l'eau du marais, je dû crier à moitié pour me faire entendre.

"Vous pouvez me conduire au quartier de l'essaim ?"

Il leva les yeux avec nonchalance. "Vous pouvez repasser dans une heure ou deux ? La peinture n'est pas encore sèche."

Je regardais autour de moi. Il n'y avait personne, et les bâtiments épars semblaient être résidentiel. Je n'avais nul part où me poser pour patienter.

"Ça vous dérange si on y va maintenant ? Je peux rester debout et je peux vous payer un supplément si vous voulez."

Il haussa les épaules. "Ça vous coûtera sept étoiles, alors."

Sept étoiles ! C'était hors de prix !

Il dû voir ma surprise parce qu'il ajouta : "On est à l'autre bout de la ville, il faudra presque une heure pour y aller. En plus, si vous abîmez la peinture, il faut que je puisse en racheter. Et tout le temps que je passe à repeindre je ne le passe pas à travailler."

Je levai les mains en signe d’apaisement. "C'est bon, c'est bon, j'accepte. Tout pour quitter ce quartier insalubre et rentrer chez moi."


L'embarcation avançait lentement. Dans ce coin de la ville, il n'y avait pas de pont surélevés entre les routes, au niveaux des carrefours, il fallait que la gondole passe directement sous les voies, entre les piliers, et pour ça il fallait manœuvrer avec précaution et se baisser bien bas.

Je m'étais en fin de compte assise sur le rebord de l'embarcation, à l'avant pour faire contrepoids avec le gondolier.

"C'est quel genre de quartier, ici ?" dis-je, curieuse de dégoût.

"C'est le quartier de la nuée. On va passer par le quartier du nid, celui des ronces, et enfin le district des temples."

Cela ne répondait pas vraiment à ma question, mais je fus tout de même surprise. "On ne passe pas le centre de la cité ?"

"Non, à cette heure, les canaux sont bondés. On va passé par la rocade, c'est plus rapide."

Je posai mon coude sur mes genoux, et mon menton dans ma main. C'était plus rapide, mais plus laid, aussi. Enfin bon, tant que j'arrivais à bon port...

Au fur et à mesure que défilaient les bâtiments grisâtres sur ma droite et le marais étouffant sur ma gauche, j'essayais d'entretenir un semblant de discussion avec mon chauffeur.

"Vous trouvez souvent des clients dans le coin ?".

Il me répondit un "Non" acide.

J'insistais. J'avais cruellement besoin d'un peu de compagnie. "C'est pas trop dur de gagner sa vie, du coup ?"

Il soupira. "Ça va. Je connais les habitants du quartier et leurs habitudes. Ça suffit pour mettre à manger dans l'écuelle."

"C'est calme, en journée ? C'est pour ça que vous en profitez pour repeindre votre bateau."

"Oui."

J'abandonnai. S'il avait décidé d'être désagréable, tan pis pour lui. Je me mis à scruter la rive droite à la recherche d'autochtones. Par pitié, autre chose que cet insupportable sentiment de solitude !

Mais au bout d'un court moment, la seule personne que javais vu était un vagabond sale, assis contre un mur. Étant donné qu'il avait la peau rouge, c'était probablement un immigré venant du triant.

Je regardai le gondolier. Il avait une apparence assez quelconque. Comme tous les habitants du marais, il avait la peau jaune et les cheveux coloré, en l'occurrence roux foncés, presque rouges.

Nous naviguâmes encore un certain temps sans croiser âme qui vive. C'était sans doute dû à l'ennui, mais je trouvais le temps long. La canopée palétuvienne bordant la ville cachait le soleil, je n'avais pas de repère temporel.

"Ça fait plus d'une heure qu'on navigue, non ? On est où, je ne reconnaît pas le quartier ?"

"Soyez un peu patiente. On a encore pas mal de route."

Je commençais à angoisser. J'avais un très mauvais pressentiment, et ce type ne m'inspirait pas du tout confiance.

Je tentai de garder ça pour moi et me focalisai sur l'avant de la gondole, en essayant de trouver des points de repère.

"Vous voulez que je vous dépose où exactement ?"

Autant rester vague. "Sur la place Magnus, je me débrouillerai une fois là-bas."

"Vous êtes sûre ? Je peux vous rapprocher de chez vous si vous me dites où c'est."

Je n'avait aucune envie de lui révéler l'emplacement exact de ma maison.

"Pas la peine, j'ai une petite course à faire avant de rentrer."

"Comme vous voulez."

On avait beau se rapprocher —d'après lui— je ne reconnaissais toujours pas les bâtiments. On avait cependant quitté la rocade et on s'enfonçait dans la ville. La route était donc plus élevée, à tel point que je ne pouvait pas distinguer les passants, et la navigation sous les carrefour était plus aisée.

Je lisais avec un certains désespoir les panneaux qui se trouvaient à notre hauteur et qui indiquaient le nom des rue, je ne reconnus aucun nom.

J'étais prise de sueurs froides.

Soudain, la gondole s'arrêta au milieu de nul part, entre de hauts et étroits bâtiments.

"Nous y voilà."

Je regardai le gondolier, décontenancée. "Euh, ce n'est pas la place Magnus, ici."

"Elle est juste derrière ces bâtiments", dit-il en m'indiquant les immeubles sur sa gauche. "Faire le tour nous prendrait assez longtemps. D'ici, il vous suffit de traverser une ruelle et vous y êtes."

Je connaissais bien la place Magnus et ses alentour, mais cet endroit ne me disait rien.

Il descendit de la gondole. "Venez, je vais vous y conduire."

J'écarquillai les yeux. "Comment ça."

Il haussa les épaules. "Vous avez l'air perdue. C'est vrai que mes itinéraires ne sont pas les plus usuels, mais j'aime bien, je préfère éviter la circulation. Venez, je vous dit."

Je n'avais aucune envie d'aller avec lui. Je descendis malgré tout de la gondole, je n'allais pas rester plantée là, et gravis l'abrupt escalier de pierre menant à la chaussée.

La ruelle devant laquelle le gondolier m'attendait était lugubre. Elle était sombre, les bâtiments étant très haut, et je n'en voyais pas le bout, elle partait à angle droit au bout d'une cinquantaine de pas.

"Après vous, c'est tout droit."

Le nombre de signaux d'alarmes que ce type allumait en moi était incommensurable, et ne faisait qu'augmenter.

Je m'y pliais cependant, non sans un instant à hésiter si je devais partir en courant dans une autre direction. Mais quitte à partir en courant, autant le faire dans cette ruelle, des fois qu'elle mène vraiment en direction de chez moi. En espérant que ce ne soit pas un cul-de-sac.

Quand je vis son ombre surgissant sous-moi, projetée par le soleil couchant parfaitement aligné avec l'entrée de la ruelle, je me demandais pourquoi j'avais pris une décision aussi stupide. Depuis qu'il m'avait prise sur sa barque, j'avais eu maintes opportunités de m'enfuir, et je ne l'avais pas fait, bercée par l'improbable possibilité qu'il soit honnête malgré son tempérament lugubre — non, pas lugubre. Louche.

Je marchais vite, il suivait mon allure. Il était plus grand que moi, avait une meilleure foulée. Avais-je une chance de m'échapper si je tentais de m'enfuir ?

J'arrivais au tournant. Je me stoppai. Une impasse. Au bout de vingt pas à peine, la ruelle finissait en cul de sac.

Il s'approcha très près de moi. Je sentis son souffle sur ma nuque.

"Pourquoi vous vous arrêtez ? Continuez."

J'obéissais. J'étais presque tétanisée. Son ton légèrement impérieux me contraignais. Il me menait en bateau depuis le début, savait comment me manipuler de manière à, dans un état de semi-sidération, je ne pouvais qu'obéir.

Le mur du fond se rapprochait doucement. Quand je l'eus presque atteint, il posa sa main lourde et moite sur mon épaule. J'émis un cri de surprise et fermai les yeux. Dans ma tête, mon esprit faisait défiler malgré moi tous les sévice inimaginables que cet individu s'apprêtait à me faire.

Sa voix rocailleuse me glissa à l'oreille: "Calmez-vous. Vous voyez ? C'est juste là."

Dans l'incompréhension, je rouvris les yeux. Il me pointait sur la gauche. Je voyais qu'en réalité, caché par des détritus et par l'ombre d'une passerelle reliant les deux bâtiments, que la rue faisait un coude. Au bout de ce corridor d'une trentaine de pas, un rectangle de lumière par-delà lequel je reconnaissait l'agitation de la ville.

Mes genoux tremblaient. J'étais encore sous le choc.

Je couru en direction de la lumière, sans demander mon reste. J'entendis le gondolier qui grogna, pour lui-même. "De rien, hein."

J'émergeai sur la place Magnus. Je jaillis avec tellement de vigueur que quelques passant furent surpris et eurent un mouvement de recul réflexe. J'embrassais, visage vers le ciel, la lumière du soleil, les yeux éblouis alors que je n'avais pas passé plus de deux ou trois instants à l'intérieur de la ruelle.

Extatique, l'adrénaline toujours pompée dans mes veines, je couru en direction de chez moi. À mi-chemin, en plein milieu de la place, je fus prise d'un doute et me retournai.

Le gondolier était là, à l'embouchure de la ruelle. Dans l'ombre, il m'était presque impossible de le distinguer, mais j'étais sûre que c'était lui.

Je changea alors de direction, et me dirigea vers une petite rue, où je savais que je pouvais rejoindre ma demeure par la porte arrière.

J'étais en proie au doute le plus troublant. De toute évidence, il ne me voulais pas de mal, sinon il l'aurait fait dans cette ruelle étroite que, de fait, peu d'autochtone connaissait. Sa loucheur était peut-être due à son ton morne et sa personnalité fermée, car après tout il ne m'avait pas menti, son trajet avait l'air effectivement bien plus court. Mais pourquoi me suivre jusqu'au bout de la ruelle ?

La petite rue qui passait derrière mon immeuble, je la connaissais bien. Je m'y sentais chez moi, même, après plusieurs heure dans des quartiers inconnus.

Je croisais un mendiant, ce qui été courant ici. Après l'avoir dépassé cependant, je me dis que son accoutrement —en particulier son capuchon— ressemblait beaucoup à celui du vagabond que j'avais vu tantôt, quand j'étais à bord de la gondole.

Je balayai cette pensée. Il fallait que sorte de cette paranoïa. J'étais bientôt chez moi !

J'arrivais devant la porte arrière de mon immeuble. En cherchant ma clé dans mon sac, je sentis une présence derrière moi.

À peine avais eu le temps de me retourner qu'une main épaisse se plaqua contre la porte avec violence, non loin de mon visage. C'était le mendiant.

Je criai. C'en était trop.

D'une voix terrifiante, il me susurra ces mots: "Tu n'ira jamais assez loin. Jamais assez loin de moi."

Sa voix était terrifiante, parce qu'il s'agissait de celle du gondolier.

Je criai "Laissez-moi !" puis tentai de le pousser de mes deux mains sur son torse.

Cela n'eut aucun effet. Je me plaquai contre la porte, acculée comme un lézard au fond de son terrier.

Après avoir marqué une pause, il se redressa et recula d'un pas.

Je me retournai et plongeai la main dans mon sac à la recherche de ma clé.

Je la trouvai rapidement et ouvris la porte.

Je me précipitai en direction des escalier. En me retournant au demi-palier, je vis l'ombre mendiant qui se tenait dans le cadre de la porte et qui, lentement, la referma.

J'atteignis mon logement dans la précipitation. Passé le palier, je me rendis compte que, par réflexe, j'avais sorti mon tarot de mon sac. Je faisais toujours un tirage en rentrant chez moi le soir. Mais pas cette fois. Hors de question. Je jetais le paquet à travers la pièce, les cartes s'éparpillant aux quatre coin de celle-ci, en hurlant: "C'est de ta faute !".

Exténuée, je me laissai tomber sur ma banquette en bois. Je m'enroulai dans la couverture qui me servait de par-dessus, et pleurai.

Quand j'eus usé toutes les larmes de mon corps, je regardai par la fenêtre, en tournant simplement la tête. Le souffle chaud du marais soufflai à travers, le son de la ville agitée en cette fin d'après-midi me rassura.

Calmée, fatiguée, je m'endormis.


Je fus réveillée par le souffle frais du matin, n'ayant pas eu la force de fermer les volets la veille.

Avec cette longue nuit où j'ai pu évacuer la fatigue mentale de la veille, je parvins à prendre un peu de recul sur les évènement.

Je me préparai un thé, et entrepris machinalement de tirer les cartes, comme tous les matins.

Au moment de couper le paquet, cependant, je me retins. Non pas à cause du gondolier, mais bien parce qu'une épée de damoclès était toujours suspendue au-dessus de moi. La souffrance.

Je décidai alors de tirer les cartes pour quelqu'un d'autre —je tenais à ma routine— et coupa le jeu en me posant la question: est-ce que Chichou va rentrer ?

Chichou... Je l'avais presque oubliée. Une petite chatte que j'avais adoptée juste après la mort de mes parents. Elle avait l'habitude de sortir de l'immeuble et était très indépendante, mais rentrait toujours, tous les soir.

Hier matin, j'avais constaté qu'elle n'était pas rentré de la nuit. C'était pour ça que j'avais tiré les carte ce jour-là: "Est-ce que je vais retrouver Chichou ?" fut mon premier tirage funeste. Suivi de cinq autre. À chaque fois, cette damné souffrance —ou un quelconque synonyme— ressortait en force. C'est pourquoi aujourd'hui je posais la question dans l'autre sens.

Je tirai la première lame : La Vagabonde. Le mystère numéro 2. Celle qui tient la rose bleue. Chichou est perdue.

La deuxième lame : La Tortue. Le mystère numéro 24. Symbole de longévité mais de solitude. Elle allait finir ses jours seule.

La troisième : Le Monde, le mystère numéro 0, suivi de la quatrième, le Guide, le mystère 19. Les deux ensemble, tiré en troisième et quatrième positions, signifiait le fait de devoir s'adapter à un changement. Avec le corbeau dans l'équation, ça signifiait souvent le deuil. Chichou ? Connaître le deuil ?

Un frisson parcouru mon échine. Même si le deuil était une interprétation incertaine, et même si je n'avais pas tiré le mystère de la Solitude, la solitude transpirait quand même clairement dans le tirage. Pauvre Chichou.

Tu me manque.

Ce matin, il fallait que je fasse quelque chose que j'avais au départ prévu de faire la veille en rentrant de chez le voyant: déclarer la disparition de Chichou.

Les animaux exotiques comme les chats étaient suivis de très près à Fertilenne, car si le marais qui nous entourait était luxuriant, c'était parce qu'il reposait sur un équilibre naturel très précis, et même si personne ne comprenait exactement son fonctionnement, on savait qu'il fallait faire très attention à tout ce qu'on amenait de l'étranger.

Même si en pratique, ça ne marchait pas vraiment. On a eu trois crises avant que la Société Protectrice du Marais ne soit fondée (bien avant ma naissance) et depuis, on en a eu autant, même si un peu plus espacée malgré tout. En réalité, c'était juste une institution où les riches peuvent acquérir et revendre des animaux.

Moi-même n'était pas riche, mais hormis l'adoption, comme c'était un service public, tous les services proposé étaient gratuits. Si je retrouverais ma Chichou, ce serait grâce à eux.

La Société du Marais n'était pas trop loin, mais il quitter le quartier et en traverser deux autres, ce qui à pied faisait une petit trotte. Je n'avais pas encore recouvré toutes mes forces, malgré le repos qui m'avait éclairci l'esprit, ainsi décidai-je de prendre une gondole.

Heureusement, les gondoliers qu'on trouvait dans le quartier Magnus —le centre-ville de Fertilenne— étaient généralement sympathiques et avenants — il y avait beaucoup de circulation par ici, et la concurrence était rude.

Quand je sortis de chez moi, je vis une gondole déposer un petit groupe de nobles, sur le canal juste en face. Je trottinai pour l'attraper avant que quelqu'un d'autre ne l'emprunte. Comme je sentis une bruine me tomber sur la tête, je rabattis mon capuchon.

Ce gondolier-ci avait une longue cape qui avait dû être blanche à une époque, mais qui avait grisé avec le temps. Lui aussi avait rabattu sa capuche, aussi ne voyais-je pas son visage.

Sa gondole était cependant assez spacieuse et bien mieux aménagée que celles qu'on trouvait dans les quartiers les plus éloignés du centre-ville. Des tissus usés mais confortable recouvraient les bancs, et il y avait une balustrade à l'avant, si d'aventure un passager se sentait d'humeur à essuyer le vent et les éclaboussures.

Encore un peu secouée par les évènements de la veille, je ne m'assis pas sur un des banc, mais justement me plaçai à l'avant, debout. Le voyage ne serait pas très long de tout façon, on allait passer sur les grands axes.

"À la Société du Marais, s'il vous plaît, quartier des Champs."

"Deux étoiles, s'il vous plaît madame."

Je me retournai brusquement. J'ignorai son doigt pointer en direction d'une petite corbeille clouée sur le plancher de la gondole, servant à recevoir les paiement.

Je me penchai en avant pour tenter de discerner sont visage, mais il s'était déjà retourné pour pousser sur sa perche et nous éloigner du trottoir.

Je tremblais. Ce n'était pas possible. Il avait exactement la même voix que le gondolier d'hier. Et que le vagabond. Impossible.

C'était impossible. Ce n'étais pas la même gondole, et il n'y avait aucune chance qu'il passait devant chez moi au moment exact où j'en sortais.

"Il y a un problème, madame ?"

On ne pouvait s'y tromper. C'était la même voix. Devenais-je folle ? Entendais-je sa voix à chaque personne que je croisais ? Je ne pouvait toujours pas distinguer ses trait. Le ciel était sombre de nuages.

"On se connaît ?"

"Je ne crois pas, madame, je ne travaille pas souvent dans ce quartier."

La voix était identique, mais le ton était différent. Il avait l'air plus enjoué —bien que professionnel— que le sinistre gondolier de la vieille ou le sombre vagabond que j'ai croisé après.

Je m'accrochais au bastingage, regardant droit devant moi, en tentant de reprendre mon calme. Je serrai mes mains sur la barre en bois pour tenter d'apaiser mes tremblements, à tel point que les jointures des mes phalanges devinrent blanche.