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''Cercle Abis, année 345 du Troisième Âge.'' | ''Cercle Abis, année 345 du Troisième Âge.'' | ||
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Puis, après avoir jeté un dernier regard à l'épitaphe, je me détourne et quitte les lieux à dos de cheval, laissant derrière moi un souvenir et une inscription. | Puis, après avoir jeté un dernier regard à l'épitaphe, je me détourne et quitte les lieux à dos de cheval, laissant derrière moi un souvenir et une inscription. | ||
''En souvenir de Tib et de tous ceux qui souffrent dans le silence.'' | ''En souvenir de Tib et de tous ceux qui souffrent dans le silence.'' |
Version actuelle datée du 10 avril 2023 à 18:32
Recueil | Petit Jardin en Fleur |
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Type | Nouvelle |
État | Publié |
L'écho de la douleur
Cercle Abis, année 345 du Troisième Âge.
Le silence est… divin. Je suis assis dans une rue calme, étroite et éclairée par quelques lampadaires de forcelle. L’aube ne se lèvera pas avant au moins une heure. Cette ville, je ne la connais pas, mais je suis venu ici investi d’une mission.
Je contemple la porte de la demeure qui se trouve face à moi. Je vérifie que je suis bien au bon endroit. Je me concentre un peu et commence à lancer un sort en utilisant la magie de la Vision. Je ne suis pas un très bon mage, alors je dois incanter pendant un petit quart d’heure. Ce n’est pas gênant, il n’y a personne dans la rue.
Quand l’incantation se termine et que le sort se lance, je le sens. Le flux qui émane de cette maison est intense, puisant. Il est dangereux.
Je m’approche de la porte de la maison et raffermis ma poigne sur mon outil. Je ne vais pas m’annoncer, il est toujours compliqué d’essayer de discuter avec les gens qui émettent du flux. Je pousse la porte et entre.
J’arrive dans un genre de grand salon, qui fait presque toute la taille du rez-de-chaussé. Au fond de celui-ci j'aperçois un large escalier menant à l'étage. Il y a un coin lecture sur ma droite, avec un sofa, une bibliothèque et la cheminée, un coin fumoir à ma gauche, près de la fenêtre qui donne sur la rue, et une grande table à manger, en plein milieu de la pièce.
Le coupable se tient là, à table, prenant son petit déjeuner. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années. Il a les cheveux crèmes et le teint bleuté des gens d’Ekina. À peine l’aperçois-je que je sens son flux qui empeste l’endroit.
“Que– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?” me demande l’homme, surpris. Puis, son regard se pose sur la longue lance que j’ai en main. Il devient blême.
Il tente de se lever. Malheureusement pour lui, je suis rôdé à ce genre de situation. Je le prends de vitesse et parcours en une fraction de seconde la distance qui nous sépare. Il essaye de reculer, mais s’emmêle les jambes dans sa chaise.
D’un coup sec je plonge la pointe de ma lance dans son cou, sur le côté gauche. Il émet un petit cri de surprise. Malgré le fait que je l’ai transpercé de part en part, le fer est passé à côté de la trachée. Je fais levier sur ma lance avec mes deux mains et lui arrache l’avant de sa gorge, dans une gerbe de sang qui asperge son repas. Il est maintenant à moitié décapité, sa trachée lacérée et béante.
Le corps tombe avec mollesse sur le sol. Dans ses derniers instants de vie, il se débat en agitant ses extrémités de manière saccadée, émettant de petits sifflements rapides par ce qui reste de son orifice respiratoire. Une fois son dernier souffle passé, il devient immobile comme une poupée de chiffon qu’on a jetée sur le tapis.
Je le contemple en prenant de grandes bouffées d’air. Je ressens le flux qui se libère, rafraîchissant la pièce, faisant l’effet d’un courant d’air glacé. C’est la sensation la plus grisante que je connaisse.
Mais le travail est loin d'être fini, sur ce corps souillé de flux. Au contraire, cela ne fait que commencer.
Je traîne le corps en dehors de la mare de sang qui commence à se former. Des yeux, je cherche dans la pièce un instrument plus adapté à ce que je m’apprête à faire. Je trouve mon bonheur sur la table du salon : un couteau.
Alors que je m’approche pour le prendre, mon regard est attiré par une petite silhouette qui se détache dans l’escalier. Il s’agit d’une petite fille. Je ne sais pas ce qu’elle fait là, mais elle ne dégage pas beaucoup de flux.
Je me dis que cette scène doit la surprendre, aussi je lui fais mon plus beau sourire et la salue d’un geste de la main. Elle ne me regarde pas, elle contemple bouche bée l’homme que je suis sur le point d’opérer. J’essaye un peu d’attirer son attention, mais elle ne bouge pas.
Tant pis, je retourne à ma besogne.
Je pose ma lance à portée de main et m’assure que ma poigne sur le couteau est solide. J’arrache la chemise de l’homme et palpe son torse encore chaud. Je trouve l’endroit idéal pour l’incision, juste entre deux côtes. D’un geste sûr, je fais glisser le tranchant de la lame sur la peau en prenant bien soin de ne pas trop l’enfoncer pour ne pas abîmer les organes.
La petite fille, qui est toujours en haut de l’escalier, se met alors à hurler. Cela m’agace. Dois-je la faire taire ? Je n’arriverai pas à opérer ainsi, et de plus en plus de flux émane d’elle. Je lorgne un instant ma lance, hésitant à laisser mon travail en plan pour régler ce menu détail. Puis, juste au moment où je m’apprête à y aller, l’enfant et les cris s'éloignent et se perdent dans l'étage.
Bien. Une distraction de moins.
Je reprends mon travail d’incision. Une fois les chairs bien entaillées, je fais levier avec le plat de mon couteau pour écarter légèrement les côtes. Du sang se met à couler de la blessure et se répand sur mes braies et le tapis. Je me dépêche d’aller chercher un coussin sur un des fauteuils du salon et je le place juste en dessous de l’ouverture pour qu’il éponge et l’empêche de trop me salir. Le sang, c’est poisseux.
Une fois cela fait, je réitère mon opération, faisant levier avec le couteau pour créer une large fente. Calant la lame d’une main, je prends la lance que j’avais laissée à portée de l’autre et positionne la large pointe à la place du couteau.
Prenant soin de rien abîmer à l’intérieur, je plonge la lance sur le côté de la cage thoracique jusqu'à ce qu’elle bute à l’arrière des côtes. Puis, me redressant et prenant des appuis solides sur le sol, je fais levier de mon poids et de toute la longueur de la lance.
Une série de craquements secs se font entendre quand les côtes se brisent et s’écartent. La fente étant maintenant beaucoup plus large, je me penche pour étudier l’intérieur de l’homme. Je constate ainsi que son flux vient de son cœur.
“Original” dis-je, malgré moi à voix haute.
J'écarte tous mes instruments pour être sûr de ne pas abîmer l'organe par accident. Je repousse le coussin qui est maintenant si imbibé qu’il n’éponge plus rien et tire le cadavre un peu plus loin sur le parquet, pour le sortir de la nouvelle mare de sang. S'étant un peu refroidit, il ne devrait plus beaucoup saigner à présent.
Je m’agenouille entreprends de lancer un sort. Je psalmodie une phrase incantatrice tout en traçant des symboles avec les doigts de ma main droite tout en maintenant ma main gauche sur la poitrine du cadavre. Mes yeux piquent un peu, signe que l’incantation fonctionne. Je reste concentré. D’ici un quart d’heure, le sort sera terminé et je pourrai enfin passer à autre chose.
“Y-a quelqu’un ?”
La voix vient de la porte, toujours ouverte. Comme j’ai commencé à incanter, je ne peux pas m’arrêter. Je ne réponds pas.
Une silhouette apparaît sur le pas de la porte, puis entre dans la pièce. Il s’agit d’un homme de bonne carrure et à l’air un peu benêt, avec un casque gondolé sur le chef. Il est suivi pas une autre personne, une femme. Elle porte des vêtements très similaires et le même genre de casque que l’homme. Ils ont tous deux une grande épée à leur flanc.
“Qu’est-ce qui s’est passé ici ?” s’exclame l’homme en nous voyant tous les deux sur le sol.
“Monsieur, vous allez bien ?” demande la femme. Je ne sais pas si elle pose cette question à moi ou à mon sujet, mais dans les deux cas je ne souhaite pas répondre.
“Vous avez vu ce qui s’est passé ?” insiste-t-elle.
Ils ont tous les deux un flux plutôt perturbateur. Je m’en occuperai dès que j’aurai fini avec celui-là.
“J’ai l’impression qu’il est en état de choc…” dis l’homme.
“J’ai plutôt l’impression qu’il incante”, lui répond la femme.
“Hein ? Mais pourquoi il incante ? Il est dérangé ou quoi ?”
“Il a dû voir une scène horrible, si j’en juge par le capharnaüm qui se trouve ici.”
Ils sont stupides. Ils ne sont même pas capables de voir la quantité de flux qui émane de cette personne, et ils sont tous deux inaptes à comprendre que je suis en train de les sauver.
L’homme se met en face de moi et me regarde dans les yeux. “Quel sort tu es en train de lancer mon gars ?”
Son flux perturbe ma concentration. Il va faire échouer mon sort. Je consens à lui répondre pour qu’il me fiche la paix. “Amélioration.”
“Un sort d’amélioration ? Mais pourquoi faire ?”
Qu’est-ce qu’il est con. Il lui suffirait d’attendre quelques minutes pour le voir. Au lieu de cela il m’emmerde avec ses questions.
Devant mon silence de pierre, il se relève et s’adresse à sa comparse. “J'crois qu’il a un souci, il fait n’importe quoi. Pourquoi il utilise un sort d’amélioration sur un cadavre ?”
Et elle de lui répondre à mi-voix. “Je suis un peu d’accord. Tu as entendu le timbre de sa voix ? Froid, détaché. Il est complètement en état de choc.”
“Je vais chercher le médecin et les enquêteurs” dit l’homme avec une espèce d’urgence dans la voix. Puis il s’en va.
La femme me contemple avec une étrange attitude. Je sens son flux s’agiter autour d’elle. Elle a envie de me parler, de comprendre, mais elle sait que c’est vain. Brave fille, tu es moins conne que ton compagnon.
Enfin, mon incantation se termine. Je peux lâcher ma concentration et apprécier mon travail. Satisfait, je plonge une main dans la fente que j’ai ouverte tantôt. Je dois m’enfoncer jusqu’au coude pour avoir une poigne suffisante. Fort heureusement, les veines et artères qui relie le cœur au système vasculaire sont désormais faciles à arracher. Je tire un coup sec et le cœur se détache. Je contemple l’objet.
Le cœur est maintenant complètement cristallisé. Il est désormais formé de dizaines de petits rhomboèdres rouges serrés et reliés entre eux par une membrane solide. Le cœur est désormais aussi robuste que souple.
Satisfait, je le tends à la femme. “Voilà, j’ai fini.”
Mais je ne découvre qu’une expression d’horreur sur son visage, contemplant le résultat de mon travail comme s’il s’agissait d’une ignominie.
Comme prise par une soudaine réalisation, elle me dit : “Alors… c’est vous qui avez fait ça ?”
Je soupire. À chaque fois c’est pareil : j’essaie de partager le fruit de mon travail, de montrer aux autres qu’un peu de bien a été réalisé en obstruant le flux d’une personne, mais non, ils sont hermétiques à toute bonne foi. À chaque fois j’essaie d'être le plus amical possible, mais rien n’y fait. J’ai l’impression de parler à des murs.
Le pire, c’est qu'à chaque fois cela se termine de la même manière.
Transie par la peur, elle tente de dégainer son arme. J’avais prévu le coup et en me relevant j’avais discrètement ramassé le couteau. Je pointe mon arme vers elle et me laisse tomber de tout mon poids dessus. Je vise l’aisselle de son bras gauche, qui est mal protégée par son vêtement et exposée à cause de son geste.
La lame s’enfonce jusqu’au manche.
Elle crie alors que nous tombons tous les deux sur le sol. Elle hurle comme une folle. Dans un genre de dernier réflexe, elle gesticule et essaie de me frapper avec son arme, mais celle-ci est toujours enchevêtrée dans son passant.
Je prends appui sur le manche du couteau pour me relever. Une fois debout, je saisis l'outil à deux mains et l’extrait. La blessure saigne abondamment – j’ai sectionné une artère.
Je la regarde un instant en silence, me demandant s’il serait mieux de la laisser exsangue ou de l’achever. Je ferme les yeux et essaie de percevoir son flux. C’est plus difficile de le sentir sans lancer de sort, mais c’est beaucoup plus rapide.
Je sens que son flux se concentre et éructe au niveau de sa gorge, à la base de son cou.
Comme elle a déjà pas mal perdu de sang, elle gesticule beaucoup moins et ses mouvements n’ont plus de sens. Elle continue de crier cependant. Je la saisi par derrière, une main sous le menton tandis que l’autre manie le couteau. Je la hisse un peu, pour la faire tenir en position semi-assise et me délester en partie de son poids.
“Chut… tout va bien se passer” je murmure à son oreille pour la rassurer.
Tout en maintenant son menton en position haute, je fais glisser la lame sur toute la largeur de son cou, en appuyant très légèrement. La gorge se tranche avec une facilité jouissive. Comme son cou est cisaillé vers l’avant, sa tête bascule en arrière, exposant sa trachée à l’air libre et transformant son cri en gargouillis sordide.
“Ah ! Tu sens cette sensation ? C’est ton flux qui se libère. Il n’empoisonnera plus le monde. Tu as fait une bonne action aujourd’hui.”
Inutile, elle a déjà perdu connaissance. J’entends ses poumons qui se remplissent de sang. Elle va bientôt se noyer. Au moins elle ne souffrira pas plus.
Je me lève et lâche le couteau. Je n’en ai plus besoin. Avant de partir, il me reste un dernier détail à régler. Je traverse le salon, enjambe ma lance – qui ne m’est plus d’aucune utilité non plus – en direction de la table du salon. Je prends la poêle dans laquelle l’homme avait cuisiné son petit déjeuner, puis je me dirige vers les escaliers.
Une fois à l'étage, j’entre dans chaque pièce à la recherche de la petite fille. Je la trouve recroquevillée dans ce qui semble être sa chambre. Sa tête est cachée dans ses bras et elle est en train de sangloter.
Elle n’a pas beaucoup de flux, mais je préfère ne pas prendre de risque. Me voyant approcher, elle s’apprête à me dire quelque chose, mais je l’en empêche en lui envoyant le tranchant de la poêle à travers la tête. Je déteste quand les gens me parlent. Surtout quand il s’agit d’enfants. Ils ne font que supplier.
Elle respire encore, mais je ne pense pas que ça change grand chose. Tant qu’elle est sonnée, je prends mon temps pour lui casser les poignets et les chevilles. D’abord la main gauche, qui fait un petit craquement caractéristique. Je sens déjà le flux qui s’amoindrit. Puis le poignet droit. J’ai beaucoup plus de mal avec les chevilles, mes bras commencent à fatiguer.
J’abandonne mon effort quand j’entends une cohorte débouler au rez-de-chaussée. Je m’alarme – il s’agit probablement de l’homme qui revient avec des renforts.
D’un coup de mon instrument, je frappe les croisillons de la fenêtre la plus proche, ce qui brise le verre et laisse une large ouverture. La fenêtre donne sur l’arrière-cour de la maison. J’entends alors quelqu’un qui se précipite et commence à monter l’escalier à grands pas.
J’attends une fraction de seconde et je lance la poêle vers l’entrée de la pièce au moment où j’estime que la personne va arriver dans la pièce. Mon jugement est bon, et l’homme qui s’apprêtait à entrer se prend l’instrument en fonte de plein fouet. Par réflexe, il parvient à limiter les dégâts avec en se protégeant avec ses bras, mais cela le stoppe dans sa course et me donne l’opportunité de m’enfuir. Je me jette par la fenêtre.
Incapable de contrôler ma chute, j'atterris de biais, sur mon pied droit. La douleur jaillit dans ma cheville. Je succombe sous la force de la chute et pars en roulé-boulé dans la boue. Ignorant la douleur, je me relève et me met à courir en direction de la plus proche ruelle.
Je contemple la scène morbide. Je passe ma main dans mes longs cheveux gris avec lassitude. C’est la troisième fois ce mois-ci que l’assassin fait des victimes. Cette fois-ci, c’est un vrai carnage.
“Vous voyez, maîtresse Eupope, que je ne vous ai pas faite venir pour rien.” Tib me regarde d’un air à la fois dégouté et résigné.
Le seigneur local l’a chargé de régler cette histoire de meurtres en série depuis le début, ce qui remonte à presque un an. Bien qu’il ne soit pas mauvais dans son travail, l’affaire est compliquée et il a fait chou blanc. Il m’a appelée il y a quelques temps pour que je vienne l’aider. Je suis arrivée le mois dernier et, pour le moment, nous n’avançons pas plus.
Nous avons deux soldats avec nous, pour notre protection, en plus du garde qui est venu nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans la maison, le garde a vu le cadavre frais de sa collègue. Comme nous entendions du bruit à l'étage, il s’est précipité dans l’escalier pour tenter de rattraper le criminel. Nous sommes restés sur la scène de crime pour faire notre travail.
De manière formelle, je compte à voix haute les cadavres et la manière dont ils ont été tués. “Un homme, tué d’un coup de lance dans la gorge, et une femme, tuée de…” je me penche près du corps pour confirmer la nature du décès “… probablement étouffée par son propre sang.“
“Il y a une troisième victime.” Le garde qui était monté revient avec le corps inanimé d’une petite fille dans les bras. Elle n’a pas de blessure évidente, mais un mince filet de sang s'écoule d’une de ses tempes.
“Elle est vivante ?” je lui demande.
“Plus pour longtemps. Elle est assommée. Si un jour elle se réveille, elle aura des séquelles.”
Probable, mais il faut tout de même s’en occuper. Je désigne une soldate “Toi, prends la fille et amène-là chez le médecin le plus proche. Demande lui de tout faire pour la sauver.”
Elle m’obéit sans broncher. Je me tourne ensuite vers le garde.
“Pouvez-vous me décrire ce qu’il s’est passé, s’il vous plaît ? Depuis le début ?”
Le garde prend un air penaud, sans quitter des yeux le cadavre de sa collègue. “On était en train de patrouiller dans les rues, juste avant l’aube. Un citoyen est venu nous prévenir qu’il y avait du bruit inquiétant dans cette maison. Quand on est arrivés, la porte était ouverte.”
“On est rentrés et on a vu deux personnes. La première était… lui. Il était en sang, sur le sol. Il y avait aussi des armes pas loin. La deuxième personne était un homme, bien vivant, qui avait l’air de prier près du corps. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un de ses proches et qu’il priait pour sa mort.”
“Comme on a mis plusieurs minutes à arriver, j’ai pensé que l’assassin avait déjà pris le large. On s’est après rendus compte que l’homme qui était là ne priait pas mais qu’il lançait un sort d’amélioration. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il avait sans doute besoin d’aide. J’ai laissé ma collègue pour le surveiller et je suis venu vous chercher.“
Il fait une courte pause.
“En revenant avec vous, j’ai vu… ce qu’il lui avait fait. Il y avait du bruit à l'étage, je me suis dit que ce fou dangereux était encore dans les parages, alors je me suis précipité pour l’arrêter. Il m’a surpris en me lançant… une poêle… au visage. Ça m’a un peu sonné, et quand j’ai repris mes esprits il avait disparu. La fenêtre était cassée, alors je me suis dit qu’il avait probablement sauté. Mais il y avait l’enfant et j’ai préféré m’occuper d’elle.”
Je commence à y voir un peu plus clair. Je sonde la pièce de mon regard exercé, et finis par remarquer quelque chose d'étrange : il y a un objet sous le cadavre de la garde.
“Tib, viens m’aider à la retourner.”
Ensemble, avec précaution, nous parvenons à faire basculer le corps sur le côté. Je découvre un indice plutôt unique : un cœur presque entièrement cristallisé. Un rapide examen me permet de confirmer qu’il s’agit bien du cœur de la première victime.
“C’est donc ce qu’il est venu faire ici…” dis-je en montrant l’objet aux soldat et à Tib. “Nous pouvons donc rétablir les faits ainsi : le coupable est venu ici, a abattu le résident avec une lance puis a lancé un sort pour cristalliser son cœur. Il a tué la garde qui le surveillait et s’est enfui, non sans malmener la fille du résident.“
“Alors c’est ça, l’effet de son sort ?” réalise le garde.
“Mais pourquoi a-t-il laissé le cœur ici, si c’est ce qu’il voulait ?” me demande Tib.
Je réponds à question. “Réfléchis, Tib, s’il l’a laissé derrière, c’est qu’il n’avait pas besoin de le prendre, il avait juste besoin de le faire. Quant au sort, on peut dire que, subjectivement, le cœur cristallisé peut être considéré comme amélioré.“
Je tâte un peu l’objet avec mes doigts. Il a l’air très résistant tout en restant souple. “Mais si cet homme considère cela comme une amélioration, c’est qu’il a de graves problèmes mentaux.”
Je suis dardée de regards inquiets et interrogatifs.
“Nous avons affaire à un psychotique.”
Assis sur mon trône de pierre, une couverture couvrant mes jambes, je réfléchis à mon futur proche. Je suis anxieux à l’idée que quelqu’un vienne me chercher ici, dans mon petit sanctuaire. En plus, j’ai toujours mal à la cheville.
Quand j’ai fui la ville, j’ai vu que des paysans m’avaient aperçu, boitant et trébuchant. Cet endroit a beau être loin de la ville, Il s’agit de la seule destination possible pour la route qu’on m’a vu prendre. Si les gardes me cherchent, ils finiront par arriver ici.
Je change de position sur mon séant. Ce trône est inconfortable, mais il s’agit du seul mobilier intact du fort. Quand j’ai trouvé cet endroit, il s’agissait d’un petit château-fort abandonné qui avait brûlé quelques décennies auparavant. J’ai commencé à le squatter, car comme il est loin de tout, perché sur la plus haute falaise du monde, je peux m’y reposer sans être dérangé en permanence par le bruit des flux qui débordent de chaque être humain.
Mais je ne peux pas y séjourner trop longtemps. Plus je me reste dans le silence de ces lieux, plus mon ouïe s’affine. Au bout d’un certain temps, je finis toujours par entendre le flux des gens, même s’ils se trouvent à plusieurs kilomètres d’ici. Quand cela arrive, je dois aller en faire taire quelques-uns avant de revenir me reposer.
Je ferme les yeux et essaie de me concentrer sur les sons qui viennent de l’extérieur. Le sifflement du vent à travers les fenêtres, le bruissement des arbres dans la cour. Le son de la nature me calme, la normalité des lieux m’apaise.
Je reste ainsi, immobile et à l'écoute, pendant plusieurs heures. Le feu qui brûle en moi se calme, le désir de taire le flux s’apaise.
Alors que l’après-midi commence à être bien avancée, mon repos est perturbé. J’entends des bruits de pas qui foulent la terre battue de la cour. Plusieurs personnes, probablement quatre ou cinq.
La grand-salle dans laquelle je siège se trouve juste derrière la grande porte, qui elle-même se trouve au bout de la cour.
Les pas s’arrêtent juste devant la porte. J’entends la voix étouffée d’une femme. “Occupez-vous de bloquer toutes les issues. Nous, on va passer par l’entrée principale.”
Quelques secondes plus tard, quelqu’un entreprend de pousser la porte. Un grincement sinistre résonne dans la grand-salle. Je me redresse un peu, pose ma main gauche sur l’accoudoir de pierre et passe ma main droite sous la couverture.
Deux curieux personnages apparaissent dans l’entrebâillement. Le premier est une femme plutôt vieille, aux longs cheveux gris et habillée de vêtements riches mais pratiques. Elle a le port altier des gens importants et le regard déterminé des gens dangereux.
L’autre personne est un homme qui doit avoir la trentaine, aux cheveux bruns, beaucoup plus modeste dans ses atours et sa démarche, mais qui a l’œil vif de ceux qui sont intelligents.
Ils sont… étranges. Et intéressants.
Après que ses yeux se soient habitués à l’obscurité du lieu, la femme me remarque. Mais avant qu’elle ne me prenne à partie, je lève un doigt vers elle et déclare : “Vous. Vous n'émettez aucun flux. Comment est-ce possible ?“
Elle s’arrête et me dévisage. Elle est de manière évidente en train d’essayer de m’analyser, mais je sens qu’elle a du mal. L’homme, qui reste un peu derrière elle, lui demande : “Maîtresse Eupope, qu’est-ce qu’on fait ?“
Je remarque alors qu’ils sont tous les deux armés. La femme a une grande hache à son flanc et l’homme une lance dans son dos. Ce dernier effleure le manche de son arme avec appréhension, mais ne se montre pas ostensiblement belliqueux.
Il me dérange cependant.
“Toi par contre”, dis-je en le pointant à son tour, “il a beau être ténu, mais le flux s'écoule de ton être.”
Celle qu’il a appelé Eupope plisse les yeux. Je pense qu’elle a compris. Je vais devoir être plus rapide qu’elle.
D’un geste vif, je retire la couverture qui était sur mes genoux et brandit l’arme que je cachais entre mes jambes. Il s’agit d’un fusard, bien huilé et chargé d’une balle de ma propre composition, spécialement conçue pour s’occuper des gens qui portent le flux en eux. Je le pointe vers l’homme et tire.
Eupope doit avoir vécu une vie pleine d’action et de situation tendue, car elle est plus rapide que moi et a le temps de pousser son compagnon sur le côté, profitant de l’appui qu’elle prend ainsi pour se projeter elle-même dans l’autre direction. La balle passe entre eux deux et vient se ficher dans un pilier. Au moment précis de l’impact, le sort contenu dans la balle se libère et la pierre éclate sous l’effet d’une puissante torsion, laissant un trou béant en forme de spirale.
Les deux gaillards sont à terre, aussi je m’empresse de saisir une autre balle dans la petite bourse que j’ai à ma ceinture. Je recharge mon arme et me lève.
Ils ont disparu.
Ils ont tous les deux profités du fait que je rechargeais pour se cacher parmi les décombres et les restes brûlés de mobilier. Je tends l’oreille et ouvre l’œil, aux aguets.
Il faut que j’anticipe leurs actions. J’essaye de me mettre à leur place. Ils sont en surnombre et intelligents. Vu ce qu’il s'est passé, il se sont sans doute séparés, un de chaque côté de la pièce. J’en conclus que l’un d’entre eux va très certainement faire une diversion pour permettre à l’autre de me prendre par derrière.
Pendant quelques instants la salle reste silencieuse. Tous mes muscles sont tendus, le bras qui porte mon arme tremble.
Soudain, j’entends un vacarme venant de ma droite. La diversion ! Je me tourne et brandit mon fusard vers la gauche. Je vois l’homme qui se rue vers moi, tête baissée et pointe de lance en avant. Sans réfléchir je ferme les yeux et tire sur le levier de mon arme. Je sens la ficelle de mon fusard qui se relâche et entends le son de la balle qui fend l’air.
Une demi-seconde plus tard je suis percuté par mon assaillant. Mon flanc est tailladé par son arme et tout son poids se retrouve projeté contre moi. Je tombe à la renverse.
Je garde les yeux fermé quelques instants de plus, car je sens une odeur familière et délectable. Le flux qui s’écoule ! Cette réalisation s’accompagne d’un cri terrible derrière moi. “Tib ! N– Non !”
J’ouvre finalement les yeux et contemple mon œuvre : le corps de l’homme gît au-dessus du mien, avec à la place de la tête un amas déformé et torsionné de chairs, orné d’un trou béant en son centre. Le sang chaud goutte sur mon visage, mes yeux et ma bouche.
Je bascule son corps sur le côté et entreprend d’arracher ce qu’il reste de sa tête. Il faut que je finisse le travail.
C’est alors que je reçois un coup au niveau de ma tempe. Je mets quelques secondes à revenir à moi pour constater que Eupope vient de se ruer sur moi et me donner un coup de pied à travers la tête.
“M– Mais pourquoi ? Tu n’as pas de flux, Eupope ! Tu es en sécurité maintenant !”
Elle ne m’écoute pas et va ramasser quelque chose, un peu plus loin. Il s’agit de sa grande hache. Elle a dû la laisser tomber pour courir et me frapper.
Je ne comprends pas. Pourquoi veut-elle me tuer ?
Sa hache est presque aussi grande qu’elle, aussi je vais finir pulvérisé si je la laisse faire. Elle se rapproche. Elle a les yeux remplis de larmes. Je ne comprends rien.
Ma vie est menacée. Je ne réfléchis pas. Je lâche mon arme et m’enfuis.
Quand je sors dans la cour du fort, le monstre n’y est plus. Il a pris ses jambes à son cou à une vitesse que sa cheville foulée ne devrait pas lui permettre. Je regarde alentour. Quelques soldats sont revenus vers la grande porte, attirés par les cris.
“Est-ce que vous l’avez vu s’enfuir ?” je demande dès que je suis à portée de voix.
Un des soldat désigne un chemin de terre menant à une autre cour. “Il est parti en courant en direction des jardins des dieux. On a hésité à le poursuivre mais–”
Je ne le laisse pas finir sa phrase et me dirige dans le sens qu’il m’a indiqué. “J’y vais. Occupez-vous de Tib.”
Ils se regardent, perplexes et redoutant le pire – à raison. Je prends la direction des jardins des dieux, qui est envahi de végétation sauvage. Une pluie fine et glacée commence à tomber.
Je suis éprise d’une rage étrange. Il ne s’agit pas d’une colère bouillonnante qui rugit, mais d’une rage froide, glaçante et détachée.
Ma main gauche se ressert sur le manche de ma grande hache et ma main droite sur celui de la lance de Tib. Malgré la pluie, le sang de mon disciple reste accroché à mes paumes et mes avant-bras.
Il va payer.
J’aperçois à intervalle régulier des petites tâches marronâtres sur le sol et les plantes. Il saigne. Les traces mènent jusqu`à l’autre bout des jardins.
En sortant par la porte des dieux, je tombe sur un chemin de terre battue, envahi de mauvaises herbes, qui sort de l’enceinte du fort et file dans la campagne, en direction des falaises. La piste de sang continue.
Après une heure de marche et de pistage, j’arrive au bout du chemin, qui se trouve être le sommet des falaises de Gaelid, se dressant à plusieurs centaines de mètres au-dessus la Mer Intérieure.
Le monstre est là, de dos et à genoux, à quelques mètres du précipice.
La pluie s’intensifie.
Serrant mes armes, je m’approche de lui, prête à lui faire payer ses crimes.
“Tu le ressens, toi aussi, n’est-ce pas ?“
Il a prononcé ces mots avec une voix vide, comme s’il n’y avait plus rien, sinon la fatigue et la lassitude. Il se tourne vers moi et je vois un visage ridé, plissé, morne. Il n’a plus rien à voir avec le monstre dément que j’ai confronté tantôt.
“Je le vois dans tes yeux. Ce besoin de tuer. Tu n’aimes pas ça, mais tu sais que c’est la meilleure chose à faire. Tu es une femme intègre, Eupope.”
Je le dévisage avec mépris et incompréhension. Il se lève, me fait face et écarte les bras.
“Moi aussi, tu sais. Moi aussi, je suis intègre et prêt à protéger ce monde, quoiqu’il en coûte.”
Ces paroles m’agacent. Je ne ressens que mépris et pitié pour un être aussi abject.
Je lui crache : “Alors quoi ? Tu vas me faire croire qu’on est pareil, que je suis une machine à tuer comme toi ?”
Il secoue la tête, contrit. “Non, Eupope, ce que je te dis, c’est que je déteste tuer.”
Il fait un pas vers moi, et malgré moi je fais un pas en arrière.
“Je fais partie des rares personnes à ressentir le flux qui corrompt le monde, Eupope. Il s'écoule des gens et je dois le libérer. Je sais que cela rend le monde meilleur, à long terme. Il s’agit tout simplement de la meilleure chose à faire. La chose à faire.”
Il se met de profil et contemple ses mains.
“C’est cela que je sens en toi, Eupope, là et maintenant. Une intégrité à toute épreuve. Un détachement froid pour passer outre ta sensibilité et faire ce que tu as à faire.”
J’ai l’impression qu’il me provoque. Je n’aime pas ça. Je fais un pas en avant, commençant à brandir ma hache, mais je me stoppe quand il lève vers moi un doigt impérieux.
“Ne prends pas ce chemin-là, Eupope. À effacer tes sentiments, tu vas finir pas oublier qui tu es.“
Essaie-t-il de gagner du temps ? Pense-t-il pouvoir encore s’en sortir ? Je devrais le tuer sur place, sans autre forme de procès, mais une partie de moi me retient. Mon humanité me retient. De ma vie, je n’ai jamais exécuté personne de sang froid et n’espérais jamais avoir à le faire. Plus que cela, une partie de moi est frustrée. J’ai besoin de comprendre ce monstre. J’ai besoin de comprendre pourquoi Tib est mort.
“Pourquoi as-tu fait tout cela ? Tu avais le choix ! Tu savais que tu te mettais à dos le monde, tes pairs, en te soumettant à tes pulsions. Tu sais que tes actions sont moralement mauvaises, même si tu penses qu’elles servent un plus grand bien.”
Il me lorgne d’un œil moqueur.
“Tu penses que j’ai le choix ? Chaque seconde de ma vie, mes sens se soumettent au flux. Je le sens, le vois, l'entends chaque seconde de plus en plus fort, jusqu’au point où j’ai l’impression qu’on m’enfonce des bouts de verre dans la tête. Le seul moyen que j’ai pour me soulager est de le libérer.”
“J’ai essayé, Eupope, de partir le plus loin possible de toute civilisation. J’ai vraiment essayé. Mais quand la douleur dans ma tête devenait trop forte, je m'évanouissais et me réveillais le lendemain, à des kilomètres de là, avec du sang sur les mains et des dizaines de cadavres autour de moi.”
À chaque phrase il fait un pas de plus vers moi. À chaque pas qu’il fait je recule.
“J’ai dû apprendre à apprivoiser cette sensation, la comprendre et m’y soumettre juste assez pour que je puisse faire effectivement du bien dans ce monde. Mais quel que soit le bien que je fais, tout le monde me rejette, tout le monde me poursuit, tout le monde cherche à me tuer.”
“Ils ne peuvent pas comprendre ce qu’il m’arrive, car ils n’ont jamais ressenti la douleur. Ils ne voient que le mal que je répands, sans voir ma propre souffrance. Tout le monde voit la pluie, mais personne ne voit mes larmes.”
Je suis tétanisée, mes mains tremblent. Je vois dans ses yeux la détresse, dans les spasmes de sa bouche la douleur, dans le roidissement de ses maigres mains un mal bien plus profond et insidieux que celui qu’il a commit.
Mais plus que tout, je suis tétanisée par l’empathie que je ressens pour ce monstre. La souffrance, l’impossibilité de gérer ses pulsions, le simple fait d'être une tumeur pour la société…
À sa place, je ne verrais qu’un seul moyen pour régler tout cela.
Je prends une grande inspiration et ferme les yeux un instant. Je parviens à me ressaisir et ressens de nouveau cette détermination froide. Je m’approche prudemment de lui et dis :
“Je pense que je comprends un peu ce qui t’arrive. Ne t’inquiète pas, je sais ce qu’il me reste à faire.”
Il se détend un peu et me dévisage pour être sûr que j’ai réellement compris. Je fais en sorte de n’exprimer aucune équivoque dans mon regard. Il expire longuement. “Très bien.“
Il se tourne et s’approche de la falaise. Il parcours des yeux l’horizon, de gauche à droite, avec une lenteur contemplative. Je l’entends prendre de grandes respirations et profiter du vent qui ébouriffe ses cheveux.
J’attends qu’il soit prêt.
Au bout d’un petit moment, il s’agenouille et regarde le sol. “Vas-y, tu peux y aller.”
Je m’approche de lui. Chacun de mes pas est lourd, et les armes que je tiens toujours dans mes mains le sont tout autant. Je sens peser sur moi les conséquences de ce que je m’apprête à faire.
Je récite mentalement une petite phrase à laquelle je me suis toujours raccrochée dans les moments difficiles. C’est par mon intégrité que j’aiderai mon prochain.
Ce mantra m’aide à faire les derniers pas.
J’arrive à un mètre de lui, dans son dos. Je lève ma lance et oriente la pointe au niveau de son buste.
Au moment où je déploie mon bras de toute ma force vers l’avant, je l’entends murmurer. “Merci”.
La lance traverse son poitrail et ressort de l’autre côté. Je lâche le manche. Son corps bascule vers l’avant, choit sur le sol et glisse dans le précipice.
Dans sa chute, son corps tourne sur lui-même et j’ai l’occasion de voir une dernière fois son visage. Ses traits sont apaisés et ses deux yeux sont braqués vers le ciel. Il embrasse enfin la mort à laquelle il aspirait depuis des années mais qu’il ne pouvait atteindre lui-même, pour une raison que seule sa folie peut expliquer.
La folie, la mort, la liberté.
Les funérailles de Tib sont sobres. Il y a sa famille proches, à savoir ses deux parents, les représentants des seigneurs locaux et moi. Traditionnellement à la culture shamanique, son corps est exposé une dernière fois à la vue de tous pour les hommages, nu, avec un voile recouvrant son intimité. Par respect, on a aussi placé un voile au-dessus de ses épaules.
Les discours que chacun adresse sont concis, minimalistes. Le mien ne fait pas exception.
Depuis qu’il n’est plus mon apprenti et s’est mis en service du seigneur du Cercle Abis, il y a plus de quinze ans, je n’ai plus beaucoup eu l’occasion de le fréquenter. Cette pensée seule me chagrine.
Pendant le discours d’un bourgmestre quelconque, je suis approchée par une femme que je reconnais par l’insigne qu’elle porte à sa manchette. Il s’agit d’une magistrate, probablement la supérieure directe de Tib.
“Maîtresse Eupope, c’est bien vous ?”
Je hoche imperceptiblement la tête. Sa simple présence m’irrite. D’après la tradition, il est interdit de parler affaire pendant cette partie des funérailles.
“Je me présente, je suis la magistr–”
“Venez-en au fait” l’interromps-je. J’ai assez bonne réputation à travers le monde pour pouvoir envoyer balader une simple magistrate, alors je ne m’en prive pas. De plus, l’inconvenance de sa démarche me donne raison.
“D’accord. Je suis ici pour récolter les informations concernant le meurtrier. En particulier son identité et ses motivations. Malheureusement, Maître Tib n’est plus mais j’ai entendu dire qu’il s'était associé à vous lors–“
“Maître ?” Je suis surprise par l’emploi de ce titre car, aux dernières nouvelles, il n'était pas un maître assermenté.
“Oui, nous avons décidé, afin d’honorer sa mémoire, de lui accorder le statut de maître à titre posthume.”
C’est stupide. Il est insultant de donner le titre de maître de manière posthume. C’est un haut titre qui, dans la tradition shamanique, désigne un expert capable de donner des enseignements complets. Les morts ne peuvent pas enseigner. C’est une belle démonstration de décision bureaucratique futile.
“Si vous vouliez honorer sa mémoire, il aurait été bon de commencer par ne pas entacher ses funérailles de votre démarche impertinence.”
J’ai dû dire ça un peu trop fort, car quelques regards se tournent vers moi. Mais cela suffit à contraindre la magistrate à se retirer.
“Vous avez raison. Je vous attendrai à la fête.”
Un peu plus tard, les hommages à Tib s’achèvent. Il est alors temps, toujours d’après la tradition, de se rendre à la fête où le défunt sera mis en avant dans la liesse, dans une volonté de fêter sa vie plutôt que de pleurer sa mort.
J’ai cependant la sombre impression que la liesse sera mitigée. Les représentant officiels ne participe pas à cette partie de l'évènement, en général, ce qui restreint la fête aux parents de Tib et à la magistrate.
Moi-même, je prends la décision de ne pas y aller. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’il s’agit d’une bonne manière de fausser compagnie la magistrate. La deuxième, c’est parce que mes funérailles pour Tib se finiront ailleurs.
Je sors du cimetière, reprends mon cheval et me prends la direction du centre-ville.
Quand j’arrive à l’auberge où je séjourne, la tenancière m’accueille en souriant.
“Un paquet est arrivé pour vous, Maîtresse Eupope. Je vous l’ai déposé dans votre chambre.” Je lui rendd son sourire et va récupérer le paquet. Il est rectangulaire, d’environ cinquante centimètres sur trente, pour une épaisseur d’à peine dix centimètres.
Avec difficulté – à cause de son poids – je le traîne jusqu’aux écuries et je le hisse et le met dans une des sacoches de mon cheval. Je retourne ensuite voir la tenancière pour régler ma chambre.
“Vous nous quittez déjà ?”
Je hoche la tête. “J’ai une dernière affaire à régler dans la campagne proche puis je rentre chez moi.“
Je commence à partir, mais je sens qu’elle hésite à ajouter quelque chose. Avant que je ne franchisse la porte, et me dit finalement : “J’ai entendu dire pour votre… affaire. Toutes mes condoléances.”
Je lui lance un dernier sourire – qui a dû avoir l’air plus triste que je ne l’aurais voulu – puis quitte définitivement l’endroit.
Je chevauche pendant environ une heure avant d’atteindre le fort où le meurtrier avait élu domicile. De là, il me faut moins d’une heure de plus pour retrouver l’endroit de la falaise où tout s’est terminé.
Un soleil radieux illumine toute la côte.
Ma grande hache, que j’avais abandonnée sur place, est toujours là. Je retrouve un peu de sang séché à l’endroit où j’ai scellé le destin du meurtrier.
Je récupère mon arme et utilise le manche pour creuser un peu la terre et enlever le sang. Puis je plante la hache dans la terre, la tête en bas, et utilise des pierres pour la caler et faire un genre de cairn.
Je vais ensuite chercher le paquet que j’ai pris avec moi et le déballe. Je contemple le travail. La pierre est lisse, noire, et l'écriture est fine et bien lisible. Exactement ce que j’avais commandé.
Je place la plaque de pierre sur le cairn pour faire une épitaphe, puis recule de quelques pas pour contempler mon travail.
Sobre, mais suffisamment symbolique à mon goût.
J’arrache ensuite l’insigne que je porte à mon col, une rose rouge. Il représente mon statut, ma profession et mon titre de maîtresse.
D’un geste sûr, je le jette dans le vide, par-dessus la tombe.
Je ferme ensuite les yeux et ouvre les mains devant moi, paumes vers le sol.
“Dieux d’en-bas, je vous conjure de veiller sur Tib dans la mort comme j’aurais aimé le faire dans la vie.“
Puis, après avoir jeté un dernier regard à l'épitaphe, je me détourne et quitte les lieux à dos de cheval, laissant derrière moi un souvenir et une inscription.
En souvenir de Tib et de tous ceux qui souffrent dans le silence.